On m’a demandé récemment si j’avais les administrations centrales dans le collimateur. Aucunement. Je m’intéresse simplement aux questions de pouvoir, et je sais parfaitement que celui-ci a horreur du vide. Les administrations exercent en France des prérogatives excessives depuis des décennies, puisque le pouvoir politique leur a abandonnées.

imageCela dit, ce serait une grave erreur de penser que cette question essentielle se résume au seul rapport entre le pouvoir politique et lesdites administrations. C’est d’abord et avant tout une question majeure de démocratie.

Les Français choisissent librement leurs élus, leur Président, leurs représentants, et leur confèrent, à eux seuls, la souveraineté qui leur appartient.

Le pouvoir politique est le seul dépositaire de l’autorité et de la confiance publiques qui y sont attachées. Pas les administrations ! Elles bénéficient de délégations de signatures mais elles ne sont titulaires d’aucun pouvoir propre.

Ceci étant rappelé, il n’est cependant pas inutile de rechercher la cause des dérives progressives d’appropriation du pouvoir par les administrations.

Lorsqu’on préside la CCEN, en écoutant les administrations centrales présenter leurs textes, lesquels traitent à longueur d’année de la mise en œuvre de politiques publiques, pourtant totalement transférées aux collectivités territoriales, un sentiment de malaise démocratique nous envahit. Ces administrations ne cachent même plus le « pouvoir administratif » qu’elles jugent légitime d’exercer sur les administrations locales.

La transmission tacite ou réelle d’un pouvoir politique à l’administration, alors que son rôle ne devrait être que dans l’exécution, constitue une atteinte grave à la démocratie. Elle instille l’idée qu’une légitimité technocratique s’imposerait en surplomb de la légitimité démocratique.

La 5ème République a pourtant, dès 1958, clarifié les choses en posant dans la Constitution, pour la 1ère fois dans l’histoire, un principe de subordination de l’administration au Gouvernement. Comme celui-ci est de plus en plus composé de technocrates, nous sommes, cependant, comme le disait François Bloch-Lainé, menacés d’être gouvernés par « d’anciens-futurs hauts fonctionnaires ». Dès lors que les cabinets sont, au surplus, peuplés par les grands corps, la boucle est bouclée. De législature en législature, se dessine inexorablement la République des camarades de promotion, toutes tendances confondues.

Le pouvoir effectif des administrations centrales n’a donc pas diminué, il s’est au contraire accru.

Afin que les ministres n’aient d’ailleurs pas la tentation d’exercer le pouvoir dont ils sont pourtant seuls investis, ils sont en permanence assignés aux questions d’actualités, séminaires gouvernementaux, déplacements en province, et selon leurs attributions, à la défense, devant les assemblées, des textes soigneusement préparés par leurs technocrates. Il est parfois pathétique de les voir vanter leurs incommensurables mérites y compris quand ils se sont trompés.

Reconnaissons volontiers que ces excès ne se constatent pas qu’en France. Mais la qualité exceptionnelle de nos hauts fonctionnaires, et je suis sincère, accentue notre risque.

L’administration française, trop sûre de sa raison, cherche à l’imposer envers et contre tout, avec des airs de vierge sage, gardienne unique de l’intérêt général.

Elle n’hésite pas à se placer au-dessus du législateur en défaisant son œuvre par circulaire. Servante devenue maîtresse, nul ne semble plus en mesure de lui résister, comme le dit Céline Wiener. Si elle connaissait les besoins réels de nos compatriotes, on pourrait s’en accommoder. Hélas, elle fonde son action sur une analyse abstraite et pseudo-scientifique de la société totalement étrangère à la réalité du terrain. Plus attentive aux moyens qu’aux fins, plus soucieuse de son emprise que du bien commun, elle soumet les citoyens et les entreprises à une multitude de contraintes dont le poids leur apparaît aussi lourd que les motivations incompréhensibles. Parfois, elle ira même jusqu’à refuser ce que le simple bon sens commande.

Ses caprices peuvent parfois constituer un élément de blocage économique et de gaspillage des ressources, tant elle impose de charges et de réglementations qui non seulement sont absurdes et nocives, mais nécessitent la création de services de contrôle inutiles et coûteux. On dirait que la pente naturelle de toute administration est de dégénérer en bureaucratie, combinée à l’impérialisme des technocrates, comme le dénonçait G. Pompidou dans le nœud gordien, il y a plus de 40 ans. La courte vue de cette bureaucratie, livrée à elle-même, est comme encouragée par trop de ministres, devenus simples haut-parleurs de leur administration, au lieu de l’animer, la stimuler.

Cela étant, soulignons-le une fois encore, force est de constater que cette dérive est largement due non seulement aux carences des dirigeants politiques, lesquels ne se distinguent guère par des longues vues claires, mais aussi à la résistance de nos administrations à rester sur leurs positions trop souvent conservatrices.

Au final, la France est un pays à peu près également partagé entre la volonté et le refus du changement. Ce n’est donc que par une alliance saine et responsable entre les administrations et le pouvoir politique que le salut peut survenir. Voilà pourquoi, je ne suis pas hostile aux administrations centrales, bien au contraire. D’un certain côté, je pense qu’elles sont l’élite de la France. Je souhaiterais simplement qu’elles soient moins arc-boutées sur leurs règles bureaucratiques absconses, plus ouvertes sur la société et accueillantes aux innovations. La France attend !