Ils sont 400 000 en France, 400 000 « Ebenezer Scrooge », dont le jeu est enfin dévoilé ; Les voilà, les responsables de la pauvreté, ces 400 000 employés des banques dont Madame Royale a dénoncé le jeu. Dickens avait déjà dessiné Scrooge, ce vieil usurier avare, qui réapparaît derrière le portrait qu’en donne la candidate socialiste : « les banques font du profit sur le dos des pauvres, les riches ont le moyen de renégocier leurs prêts, les pauvres croulent sous les tarifications bancaires … Il faut interdire les publicités scandaleuses qui plongent les familles dans le surendettement ». Bref, à l’instar du loto, cette argumentation est facile, pas chère et peut rapporter gros. Mais, comme toujours dans cette nature de raisonnement, le slogan à l’emporte-pièce se substitue à la réflexion et à la réalité.

Jusqu’à la loi bancaire de 1984, le système bancaire français est constitué par une mosaïque d’établissements répondant à des textes parfois très anciens et surtout très disparates, pouvant dans certains cas ne concerner qu’une seule banque. Les passe droits et privilèges sont la règle. Il est caractérisé par un très fort dirigisme en raison soit d’une appropriation publique de banques (Crédit Lyonnais, Société Générale, BNP, etc.), soit d’une très forte tutelle de l’Etat (Crédit Agricole, Caisses d’Epargne …). La concurrence y est faible, autrement dit les prix – les taux d’intérêt – y sont élevés. Les services « gratuits » mis à disposition des « usagers » sont payés par les emprunteurs ou les contribuables, tant le poids des prêts bonifiés est important (la quasi-totalité des prêts à long terme). En 1984, le gouvernement (socialiste) d’alors fait voter une loi instaurant une (relative) harmonisation des textes, avec seulement 6 catégories d’établissements de crédit, et même 5 depuis 1999, les Caisses d’Epargne ayant rejoint le groupe des banques coopératives. Cette réforme, qui peut être qualifiée de « libérale », induit une concurrence entre banques. De fait, à compter du milieu des années 80, les habitudes des clients changent : ils n’hésitent plus à comparer les prix pour aller au mieux disant, que ce soit en terme de crédit ou de placement (n’oublions pas le grand moment des SICAV monétaires qui ont pu rapporter plus de 10% l’an, sans risque).

Dans ce contexte, les banques ont vu leurs marges s’éroder. Elles ont réagi en diversifiant leurs activités, à l’international, ou en développant des portefeuilles financiers de trésorerie qui ont joué par exemple sur la « transformation » consistant à emprunter à court terme pour replacer à long terme et bénéficier ainsi de la courbe des taux. Encouragées par les autorités de tutelle pour qui l’existence de marges est une garantie de pérennité, elles se sont mises aussi à tarifer : services jadis gratuits et désormais payés par ceux qui les utilisent, nouveaux services … La tarification qui faisait quelques points du « produit net bancaire » (la richesse créée par les banques) en 1980 a augmenté pour atteindre 20 % en 2001 et 18 % en 2004.

Cette tarification est parfois négative, c’est-à-dire qu’elle ne rémunère pas un service mais sanctionne une entorse à la relation contractuelle qui lie le client et la banque. S’il est vrai que le traitement des incidents de paiement génère des coûts, le paiement ou le rejet d’un chèque sans provision par exemple donnent lieu à perception de commissions parfois considérables et même outrancières qui peuvent s’accumuler formant ainsi un effet « boule de neige ». Alors est ce dire que les « pauvres » sont pieds et poings liés devant ces tarifications sanction ?

Il faut cesser de croire que les incidents de paiement sont le fait des ménages modestes. Ils concernent des clients issus de toutes les couches de la population. Une grande partie des incidents vient des personnes surendettées, c’est-à-dire celles qui sont « dans l’impossibilité manifeste de faire face à l’ensemble de leurs dettes non professionnelles ». Il existe depuis 1989 une législation (loi Neiertz) permettant le traitement de tels cas, renforcées à plusieurs reprises et notamment en 2003 avec la loi Borloo. Sauf à ce que le plaignant soit de mauvaise foi (et les conditions définissant la mauvaise foi sont fort restrictives), les décisions des commissions de surendettement consacrent très souvent la perte d’une partie des capitaux empruntés et annulent les tarifications négatives. Autant dire que les banques sont vigilantes dans l’octroi de prêt, ce que certains, parfois les mêmes qui dénoncent l’accès au crédit, ne manquent pas non plus de rappeler.

Alors pourquoi le surendettement ? A en croire Madame Royal, c’est parce que les « pauvres », incapables de se contrôler, s’endetteraient sans vergogne, cédant aux sirènes publicitaires. Ne prenons pas les citoyens pour des niais. La réalité est tout autre. Il s’agit le plus souvent (dans trois quarts des cas) de « surendettement passif » c’est-à-dire subi. Les difficultés financières viennent d’un accident de la vie qui réduit fortement les revenus, accident soit personnel comme le divorce, soit professionnel comme le chômage. On observe d’ailleurs que le nombre de dossiers déposés à la Banque de France reproduit le cycle de l’activité économique. Il reste que le nombre de ménages surendettés est difficile à mesurer. La principale source est fournie par le fichier des incidents de remboursement de crédit aux particuliers (le FICP) de la Banque de France. Après correction (car un couple conduit à 2 inscriptions), il y aurait fin 2004 moins de 650 000 ménages représentant moins de 4 % des crédits. Le surendettement reste d’ampleur contenue. Y voir le résultat d’un matraquage publicitaire au détriment des plus démunis est rien moins qu’excessif.

La nouvelle de Dickens s’achève par la rédemption à Noël de l’usurier Scrooge. Peut être, à sa façon, Madame Royal pourrait connaître aussi la rédemption. S’il y a un surendettement massif, qui appelle lui une action rapide et forte, tant sur les effets et sur les causes, c’est celui de l’Etat. Et les banques, elles, n’y sont pour rien. Aussi, plutôt que de se laisser aller à des facilités poujadistes, pourquoi ne pas s’attaquer courageusement au vrai problème ?