Un Pays est toujours soumis à de nombreux périls. Le pire est quand il s’en crée un grave à lui-même. C’est le cas du juridisme dans lequel nous nous enfonçons chaque jour davantage.

Qu’est-ce-que le juridisme ? Sinon d’abord cette croyance folle dans la règle de droit comme solution à tous les problèmes de la société. Sinon ériger ensuite cette dévotion en dogme infaillible. Sinon enfin nous dispenser d’être intelligents et même nous interdire un minimum de discernement.

Dans la réalité, le droit actuel est infecté d’un virus mortel, celui d’une totale incompatibilité entre la lettre bavarde et absconse des textes et le but qu’ils poursuivent. D’où l’avalanche de dysfonctionnements, d’incohérences et de désordres devenus insolubles. L’absence de culture légistique des rédacteurs aggrave ce fléau. A défaut d’un aggiornamento immédiat, le droit connaîtra le sort des saintes écritures : l’abus de son interprétation et son utilisation par quelques absolutistes illuminés au prix d’entraîner le Pays dans un chaos généralisé.

Les excès du Juridisme Français sont connus et reconnus par toutes les autorités politiques comme une calamité grave. Et pourtant rien ne change ! La mission historique et fondatrice du droit est détournée par la conjonction de deux incessantes pressions, la prolifération des textes, et la sclérose qui en découle mécaniquement. La situation est devenue telle que chaque nouvelle règle soulève plus de difficultés qu’elle n’en résout, la rédaction par sa confusion la rend de plus en plus inapplicable, et elle sème le désordre au lieu de l’ordre. Les producteurs de droit se révèlent totalement coupés de la réalité, de la vie, oubliant le service de ceux auprès desquels ils sont placés. Ils se sont créés un monde hermétique, peuplé d’abstractions bouffies de logiques formelles et abstraites, un monde devenu étranger au concret de la vie quotidienne des Français. L’absence de réalisme nourrie par l’ignorance du réel conduit à une forme « d’absolutisation » de la règle de droit devenue une fin en soi, dans l’oubli absolu de sa finalité première. Le goût de l’abstraction, l’obsession d’uniformité, entraînent une forme de « fanatisation » de codes érigés en culte célébré par un cortège de contemplatifs furieux, excommuniant tous ceux qui résistent à leurs excès. Une défiance systématique s’est généralisée envers tous les sujets de droit, traités en subordonnés, et incapables juridiques, considérés comme un troupeau soumis à de multiples contrôles. L’absence d’humilité de ces scribes centraux, coupés du monde réel, les porte à prétendre prévenir tous les risques, prévoir l’infinie diversité des humains et des situations, brandissant l’uniformité comme un totem, à coup de paragraphes rédigés aux pas cadencés afin d’être récités comme des chapelets.

Ces excès prospèrent grâce à un nombre incalculable de complices tels les casuistes de tout poil qui se délectent dans l’épluchage des textes, usant d’une autorité autoproclamée pour bloquer l’utile, et plonger l’accessoire dans le nirvana d’un juridisme joyeux.

Ces excès font surtout de nombreuses victimes : les Français et leurs collectivités. Inhibés jusqu’à la paralysie, ils vivent dans la crainte obsessionnelle de ne pas être dans la légalité, arrivant même à solliciter de nouvelles règles pour préciser les premières. Ils peinent à survivre dans cette crainte permanente qui les étreint, se rassurant dans un cortège de précautions empêchant d’agir. Même les plus audacieux finissent par renoncer face à ce juridisme retors et hypocrite qui s’abrite derrière une forme de vertu d’Etat pharisaïque.

Ces malheurs portent un nom inavoué : le centralisme bureaucratique ! Le pouvoir des bureaux ! Ce désastre est tellement ancré dans l’imaginaire français que le corps des élus en vient même à s’excuser de ne pas savoir respecter les règles édictées en son nom. La plus grande partie du droit devenu inapplicable tient au fait que le prescripteur est trop éloigné de l’exécution. Et que l’exécuteur est prêt à déserter le simple bon sens pour ne pas encourir les foudres du prescripteur.

On m’accusera d’excès. Ce ne sera pas la première fois. Pourtant combien d’énergies créatrices sincères et loyales sont gaspillées parce qu’elles ne connaissent pas les dispenses, les exceptions que cet écheveau infernal rend indispensable pour accomplir un minimum d’action publique. Le méfait le plus grave encore du juridisme, outre qu’il complique inutilement la vie, est qu’il sclérose les institutions, qu’il paralyse l’action, et qu’il engendre, par réaction, son contraire, c’est à dire un anti-juridisme systématique confondant dans la même réprobation les excès ainsi énoncés et les bienfaits d’un droit intelligent.

Il n’est pas question ici de contester la nécessité du droit et son utilité. Bien au contraire. Il est tout simplement appelé à ce qu’il revienne à ce pourquoi il a été institué : circonscrire un but, évaluer un résultat, autoriser les moyens appropriés, sans les décrire dans une infinité de détails. Le droit doit redevenir l’humble serviteur de l’Institution, et non son Maître. C’est alors que son rôle irremplaçable deviendra incontestable et incontesté, et que sa magie rendra féconde l’articulation entre contrainte et liberté, entre obéissance et fidélité, entre discipline et initiative, entre autorité et confiance.

Il aura ainsi retrouvé sa majesté.

 

                                                                                                              Alain Lambert

                                                                                                              ancien Ministre

 

  • Chronique inspirée par la lecture de « Le Juridisme et le Droit » par L. de Naurois