Il y a plus de 20 ans, Viviane Forrester publiait un essai intitulé “L’Horreur économique” qui dénonçait ce qu’elle appelait un totalitarisme financier. Il eut un succès inattendu, notamment en France. 

L’intérêt général commanderait de publier aujourd’hui un autre essai consacré à« L’Horreur normative », afin d’illustrer le totalitarisme bureaucratique dans lequel notre pauvre Pays s’embourbe chaque jour davantage.

Tout a déjà été dit maintes fois sur cette dérive. Pourtant, elle semble impossible à conjurer. Alors pourquoi la législation et la réglementation ne sont-elles plus soutenables en France ?

Tout simplement parce que les enseignements de Portalis n’ont pas été respectés !

Pour sortir de l’horreur normative, relisons-le ensemble. Chacun y trouvera à méditer combien de textes nocifs auraient pu être évités, en retenant les leçons si bien énoncées dans son discours préliminaire.

« L’uniformité est un genre de perfection qui saisit quelquefois les grands esprits, et frappe infailliblement le petits » ! Tout est dit !

La suite met exactement et précisément en garde contre tous les pièges dans lesquels les pouvoirs législatifs et réglementaires doivent éviter absolument de tomber.  Portalis explique comment ne pas affaiblir, ou même détruire, par des mesures inappropriées, les liens communs de l’autorité et de l’obéissance. Comment ne pas couper les racines qui puisent dans les mœurs et dans l’opinion la sève de volonté du peuple. Comment éviter de ne voire dans les lois que l’objet politique et général, en ignorant la libre volonté des relations privées des hommes entre eux, et en en faisant des confédérés plutôt que des citoyens. Et en arriver à ce que tout devienne droit public ! Cédant au désir exalté de sacrifier tous les droits à un but politique, en n’acceptant plus d’admettre d’autre considération que celled’un mystérieux, variable et supposé intérêt d’État.

Selon lui, de bonnes lois sont le plus grand bien que les hommes puissent donner et recevoir. Dédaigner de profiter de l’expérience du passé, de cette tradition de bon sens, de règles et de maximes qui sont parvenues jusqu’à nous, et qui forme l’esprit des siècles, consiste à blasphémer ce qu’on ignore. Il estime que dans le nombre de nos coutumes, il en est qui font honneur à la sagesse de nos pères, lesquels ont formé le caractère national.

 Les jeunes producteurs de textes devraient le relire et apprendre que les lois ne sont pas de purs actes de puissance ; que ce sont des actes de sagesse, de justice et de raison. Que le législateur exerce moins une autorité qu’un sacerdoce. Qu’il ne doit point perdre de vue que les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois ; qu’elles doivent être adaptées au caractère, aux habitudes, à la situation du peuple pour lequel elles sont faites ; qu’il faut être sobre de nouveautés en matière de législation, parce que s’il est possible, dans une institution nouvelle, de calculer les avantages que la théorie nous offre, il ne l’est pas de connaître tous les inconvénients que la pratique seule peut découvrir ; qu’il faut laisser le bien, si on est en doute du mieux ; qu’en corrigeant un abus, il faut encore voir les dangers de la correction même, qu’il serait absurde de se livrer à des idées absolues de perfection, dans des choses qui ne sont susceptibles que d’une bonté relative ; qu’au lieu de changer les lois, il est presque toujours plus utile de présenter aux citoyens de nouveaux motifs de les aimer ; quelques textes aux objectifs bien précis sur chaque matière peuvent suffire ; les détails sur les moyens font perdre le cap.

Tout simplifier est une opération sur laquelle il y a lieu de s’entendre. Tout prévoir, est un but impossible d’atteindre. Nous garder de lois inutiles ; elles affaibliraient les lois nécessaires ; elles compromettraient la certitude et la majesté de la législation. Nous préserver de la dangereuse ambition de vouloir tout régler et tout prévoir. Quoi que l’on fasse, le droit positif ne saurait entièrement remplacer l’usage de la raison naturelle dans les affaires de la vie. Les besoins de la société sont si variés, la communication des hommes est si active, leurs intérêts si multiples, et leurs rapports si étendus, qu’il est impossible au législateur de pourvoir à tout. Une foule de détails lui échappera toujours, car ils sont trop contentieux et trop mobiles pour pouvoir devenir l’objet d’un texte législatif ou réglementaire.

L’humilité doit rester la première qualité du Législateur et du pouvoir réglementaire. Comment, en effet, connaître et calculer d’avance ce que l’expérience seule peut révéler ? Un texte n’est pas plutôt achevé, que mille questions inattendues viennent s’offrir. Une foule de choses doivent donc impérieusement être abandonnées à l’empire de l’usage, à la discussion des hommes instruits, à l’arbitrage des juges.

L’office de la loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes générales du droit : d’établir des principes féconds en conséquence, et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière.

Un dépôt de maximes, de décisions et de doctrine qui s’épure journellement par la pratique et par le choc des débats judiciaires est le seul vrai et utile supplément de la législation. A défaut de texte précis sur chaque matière, un usage ancien, constant et bien établi, une suite non interrompue de décisions semblables, une opinion ou une maxime reçue, tiennent souvent lieu de bonne loi.

La loi ne doit point se mêler des faits individuels ni des litiges qui divisent les citoyens. Il prévient que s’il en était autrement, il faudrait journellement faire de nouvelles lois : leur multitude étoufferait leur dignité et nuirait à leur observation. Le jurisconsulte serait sans fonctions, et le législateur, entraîné par les détails, ne serait bientôt plus que jurisconsulte. Les intérêts particuliers assiégeraient la puissance législative, la détourneraient, à chaque instant, de l’intérêt général de la société. Il invite à rester en capacité d’apprécier la différence entre un principe de morale et une loi d’Etat. La chamaille est inévitable quand l’esprit de la loi n’est pas clair et que la lettre n’est qu’une source journalière de controverses interminables

L’office des lois est de statuer sur les cas qui arrivent le plus fréquemment. Les accidents, les cas fortuits, les cas extraordinaires, ne sauraient être la matière d’une loi.

« Les lois doivent être préparées avec une sage lenteur » !

Les Etats ne meurent pas, et il n’est pas expédient de faire tous les jours de nouvelles lois. Mieux vaut laisser au juge la faculté de suppléer à la loi par les lumières naturelles de la droiture et du bon sens.

« En cultivant la folle idée de décider de tous les cas, on ferait de la législation un dédale immense, dans lequel la mémoire et la raison se perdraient également ». Nous y sommes ! Il ajoute : « Quand la loi se tait, la raison naturelle parle encore » ! L’avis d’une raison exercée par l’observation, et dirigée par l’expérience, une solide doctrine approfondissant la connaissance de l’esprit des lois, sont supérieurs à la connaissance des lois mêmes !

Les lois, proprement dites, doivent s’interdire de s’abaisser au niveau de simples règlements. C’est aux lois à poser, dans chaque matière les règles fondamentales, et à déterminer les formes essentielles. Le reste est du ressort du règlement. Les règlements sont des actes de magistrature, et les lois des actes de souveraineté.Elles doivent ménager les habitudes, quand celles-ci ne sont pas des vices. On raisonne trop souvent comme si le genre humain finissait et commençait à chaque instant. Et On gouverne mal quand on gouverne trop.

L’office de la loi est de nous protéger contre la fraude d’autrui, mais non pas de nous dispenser de faire usage de notre propre raison. Si l’on part de l’idée qu’il faut parer à tout le mal et à tous les abus, dont quelques personnes sont capables, tout est perdu. On multipliera les formes à l’infini, on n’accordera qu’une protection ruineuse aux citoyens ; et le remède deviendra pire que le mal. Quelques hommes sont si méchants, que, pour gouverner la masse avec sagesse, il faut supposer les plus mauvais d’entre les hommes, meilleurs qu’ils ne sont.

Il faut laisser quelque latitude à la confiance et à la bonne foi. Des formulations inquiétantes et indiscrètes perdent le crédit sans éteindre les fraudes ; elles accablent sans protéger et ne contribuent qu’à paralyser toutes les affaires de la société. Pour ce faire, il faut éviter les subtilités, ne pas multiplier les précautions onéreuses.

Les bonnes mœurs peuvent souvent suppléer les bonnes lois : elles sont le véritable ciment de l’édifice social. L’honnêteté publique ne serait plus qu’un vain nom, et toutes les idées d’honneur, de vertu, de justice, seraient remplacées par les lâches combinaisons de l’intérêt personnel, et par les calculs du vice, cédant ainsi à l’esprit de système.

Puisque nous sommes à l’époque des vœux, souhaitons-nous mutuellement de continuer à relire ensemble Portalis et de mettre en pratique ses précieux enseignements.

Belle année 2019 de sobriété normative ?

Lecture possible avec sous-titre ici : https://www.alain-lambert.org/lhorreur-normative-3/