Nos élites polico-administratives, pourtant parmi les plus savantes du monde, en charge de l’élaboration de notre droit, peinent à produire des textes simples, stables, efficaces, malgré nos incessantes mises en garde, et nos propositions issues du terrain. Faut-il désormais s’habiller en jaune pour exprimer son refus de vivre sous l’empire d’un droit aussi complexe, inaccessible, instable, bavard, inapplicable, et menaçant de paralyser le Pays ?

S’agit-il d’une cécité ou d’une obstination ?

Sans s’abandonner à une philosophie juridique de comptoir, comment ne pas nous interroger sur le mobile d’un tel refus d’accepter d’entendre et prendre en compte le « ras-le-bol » des élus et des Français, face à cette marée de réglementation qui les submerge chaque jour ?

Est-ce trop demander que soit enfin mesuré l’abîme qui se creuse entre l’intention du rédacteur d’un texte et la perception qu’en ont ceux auxquels il s’applique ?

Notre appareil administratif centralisé donne le sentiment de s’incruster sur un rond-point de légalisme raide, mimé du XVIIIe siècle, sans en avoir ni la concision, ni l’élégance, ni la force, ni la puissance, ni la respectabilité.

Le sujet n’est certes pas nouveau. Si Kant a défini le droit comme le « pouvoir de contraindre », indifféremment de la réalité, Hegel, pourtant considéré comme trop abstrait, a, lui, considéré qu’il devait être évalué au regard des faits. Weber a consacré une part importante de son œuvre à démontrer cette nécessaire adaptation du droit au réel. Quant à H. Lévy-Bruhl et J. Carbonnier, ils révèleront l’importance que le droit soit perçu dans son rapport plus ou moins adéquat au milieu auquel il s’applique.

La crise du droit que nous traversons au milieu d’autres graves crises nous convoque à l’urgence de mesurer cet écart, voire ce gouffre qui éloigne et antagonise de plus en plus le droit produit de la société qui le subit !

Le pouvoir politique réglementaire semble réfuter l’idée que c’est souvent le silence du droit qui permet à ses règles d’épouser le réel. Pourtant, l’efficacité d’un système juridique repose précisément sur une heureuse combinaison entre les principales sources du droit : loi, jurisprudence, coutume, doctrine. Si la loi est première, son application sera mieux ajustée par la jurisprudence que par une marée de réglementations prétendant régler tous les cas particuliers.

Portalis nous avait prévenus que la loi ne pouvait et ne devait pas tout prévoir, et qu’il fallait réserver une certaine souplesse à son interprétation. Il en va, aujourd’hui, du respect de l’esprit du législateur. Aujourd’hui, les gardiens autoproclamés de cet esprit sont isolés dans d’hermétiques bureaux parisiens, multipliant leurs écrits à l’écart et dans l’indifférence de ceux auxquels ces règles sont destinées.

Ne nous voilons pas la face, s’affrontent de plus en plus brutalement deux conceptions du rôle du droit dans notre société. L’élite française maintient sa « théorie pure du droit » n’attribuant de valeur qu’à la lettre de ses propres textes, dans l’ignorance superbe des faits empiriques ignorés comme non dignes de considération : le fait est prié de céder devant le droit axiologiquement constitué ! Cette position froide et condescendante devient dangereuse dans le climat jaune de notre tumultueuse société. Une forte demande s’exprime pour que le droit s’accorde des silences, quand le législateur n’a pas estimé devoir les réguler, afin que tout ce qui n’est pas interdit soit permis. Cette approche est réfutée par la plupart des juristes publicistes qui lui préfèrent une conception plus bureaucratique de l’organisation de notre société, ou rien n’est permis sauf ce qui est expressément autorisé. C’est la même conception qui prévalait chez les juristes des pays communistes pour lesquels la création et l’application du droit devaient rester distinctes ; l’application devant rester subordonnée à la lettre du texte.

Il serait salutaire qu’un nouveau mouvement de pensée juridique émerge et s’assemble pour formuler et proposer une approche plus sociologique de notre droit. Notamment celui s’appliquant aux collectivités territoriales qui sont elles-mêmes des administrations publiques. En son temps, un juriste classique comme Savatier a bien eu l’audace d’écrire qu’une « norme sociale, même rendue obligatoire par un texte juridique, ne s’appliquera que si elle est sociologiquement praticable. Les buts que poursuivent les règles de droit devraient toujours être précisés dans une étude de praticabilité. Hélas, aujourd’hui, les règles imposées ne donnent pas le sentiment de viser l’harmonie ou la prospérité de la société mais d’abord l’assujettissement des citoyens, ou leur collectivité, à un pouvoir central ayant son propre système de valeurs, déconnecté de la réalité quotidienne des Français. Cette question de la praticabilité avait été bien formulée par J. Carbonnier dans son étude sur l’effectivité du droit.

L’opportunité est grande d’engager maintenant une telle démarche nouvelle, d’autant que la recherche juridique reste encore trop cantonnée aux questions de validité des normes, et de réforme de la législation, sans se préoccuper d’abord de rapprocher le droit de la vie réelle de la société ; alors que cela permettrait d’asseoir sa légitimité sur un plus large consensus.

Des travaux traitant de la perception et de la conscience du droit seraient très utiles. Ainsi, une étude devrait être lancée sur les causes des résistances à la loi. Un rapport du Conseil de l’Europe synthétisait parfaitement dans son introduction la nécessité de ces travaux : « On estime que si l’écart entre la législation et le public devient trop grand, les gens cesseront de respecter la loi, en partie parce qu’ils auront perdu confiance et respect envers ses « agents », et en partie parce qu’il est trop difficile de suivre des lois qu’on ne comprend ni n’approuve et qui sont en opposition avec les normes de conduite largement acceptées »

Ici les sciences sociales seraient précieuses pour aider à rationaliser les pratiques administratives centrales, pour les relégitimer, pour inscrire le juridique dans le double registre de l’adhésion et du consensus. Ce serait ainsi l’occasion de vérifier que ne ressurgissent pas des résistances culturelles au droit reçu, comme on l’a connu lors de la décolonisation. Les historiens du droit citent souvent le cas du Languedoc comme exemple de distorsion entre la loi et sa pratique effective, à raison des modalités fort diverses résultant des conduites réelles, individuelles ou collectives des habitants. Face à la prolifération d’un nouveau droit abscons, s’exprime une forme de survivance coutumière revendiquée comme droit naturel intangible, refusant d’obéir en permanence, et pour tout, à un appareil central considéré comme extérieur ou étranger. Cette attitude exprime, aussi et souvent, un refus de la loi considérée comme inapplicable. Ces situations deviennent source de conflits entre une loi, qui réglemente toujours plus incisivement, et des conventions traditionnelles, auxquelles reste attaché un noyau important de notre population. Ces contradictions conduisent à des comportements d’abstention, sinon de rébellion. Ainsi se trouve clairement posée et illustrée la question des effets de l’assujettissement à un système juridique radicalement uniformisé par l’appareil étatique central. Autrement dit, se dessine une mise en cause de la légitimité des sources du droit telles qu’elles sont actuellement imposées.

La non observance de la règle de droit révèle parfois une forme de résistance à un rédactionnel trop prescriptif et menaçant au moyen d’un volet répressif ourdi de sanctions démesurées au regard de la faible utilité de la norme. Sans parler des conséquences indirectes comme la fermeture d’entreprises ne pouvant assumer financièrement le coût des règles autoritairement imposées, avec le cortège de pertes d’emplois en résultant. La police administrative est souvent plus redoutée que la voie judiciaire à cause des moyens de contraintes immédiates qu’elle utilise sans contradiction.

Les effets du droit actuel mériteraient également d’être observés au regard de l’efficacité économique et des résultats sociaux. Questionner le système juridique sur son efficacité économique et sociale ne serait pas seulement faire preuve de réalisme, ni chercher à démystifier sa fonction symbolique, mais permettrait d’interroger son mode d’édiction. Le style rédactionnel de plus en plus injonctif des normes réglementaires instaure un climat relationnel de dominant à dominé, étrangement vague sur le résultat recherché, chatouilleux sur le formalisme à respecter, mais indifférent à l’exigence d’efficacité.

La loi, comme règle générale, se trouve de plus en plus ourlée par des normes réglementaires administratives particulières à des objets précis, à fondement technique et en redéfinition constante. Cette transformation essentielle dans la source et la structuration du système juridique dégrade gravement la majesté dont la loi a besoin pour que son esprit continue d’éclairer l’objectif visé.

Au final, dans l’ambiance actuelle, oser inviter tous les acteurs du droit à débattre ensemble d’un nouveau paradigme constituerait un exemple constructif de méthode pour les autres débats de société annoncés.

                                                                                        Alain Lambert