Réformer la haute fonction publique pour réformer l’Etat !

Depuis les fuites parues dans la presse concernant l’éventuelle suppression de l’Ecole Nationale d’Administration (ENA), une controverse excessive s’enflamme dans les médias. Me souvenant d’avoir écrit sur le sujet, dans le livre que j’ai publié en 2013 « Déficits publics – Démocratie en danger »[1], je suis retourné lire mon intuition du moment. Je n’ai pas changé d’avis.

Avant de nous poser la question de la place de l’ENA dans le système de formation de notre haute fonction publique, interrogeons-nous d’abord sur le rôle qu’elle peut utilement jouer pour réformer l’Etat. On ne peut vouloir sans cesse réformer la base, et ne jamais nous interroger sur le sommet.

Au sommet de la pyramide administrative s’est en effet imposée, au fil des décennies, une fonction publique, haute, restreinte, limitée aux principaux dirigeants. Leur adhésion à la modernisation est décisive si nous voulons réformer notre système de gestion publique. Cette élite administrative détient une grande partie du pouvoir en France, même si elle feint de s’en défendre. L’époque la convoque à mesurer l’immense responsabilité qui est la sienne, pour réussir la modernisation de la sphère publique. A tort ou à raison, les Français ont souvent le sentiment qu’elle grippe le système par ses réseaux d’influence, lesquels enlisent ou freinent tout changement d’ampleur. Dans la hiérarchie formelle de nos élites, la méritocratie intervient peu, et le manque de diversité tant des profils que des compétences, finit par rouiller le système et entraîner des arbitrages en faveur d’un groupe étroit, sans prise en compte prioritairement du bien collectif.

Le cercle fermé qui la caractérise n’en fait pas pour autant un corps homogène. Elle est traversée par de puissants lobbies concurrents, entrainant querelles intestines et rivalités de carrière. Cependant, certaines critiques passionnées et excessives doivent être nuancées, même si la vérité oblige à dire que l’absence de véritable réforme dans la formation des hauts fonctionnaires alimente un doute préjudiciable et des dommageables soupçons. Avec ses armes suprêmes et intimidantes – le pouvoir réglementaire, l’autorité, la contrainte, la norme, la hiérarchie, une langue inaccessible, un jeu de relations interpersonnelles, la haute fonction publique donne un sentiment de toute puissance, parfois d’arrogance suscitant une défiance grandissante qui affaiblit ses discours et ses engagements.

À système inchangé, elle est pourtant la seule à pouvoir décider de sa mue. Et comme pour toute bonne réforme, il est essentiel qu’elle soit associée à la réflexion. Au surplus, à raison du rôle décisif que les grands corps de l’État jouent dans le destin de la France, il est légitime de solliciter leur sens de la responsabilité dans cette période étrange que nous traversons.

Certes, la période actuelle n’est pas celle des années 30, mais n’existe-t-il pas cependant quelques signes troublants pouvant y faire penser ? Dans leur livre, « Hauts fonctionnaires sous l’occupation »[1], François Bloch-Lainé et Claude Gruson posent quelques questions fondamentales : « […] le climat actuel ne ressemble [t-il] pas à celui des années trente avec ses lourdes incertitudes et les mêmes légèretés politiques ; les mêmes recours aveugles à des solutions approximatives ne se sont-ils pas perpétués, conduisant à des échecs très lourds ? » « A-t-on suffisamment compris l’importance de la fonction de vigie économique et sociale dans l’État ? » « Pouvons-nous dire que nos successeurs se préparent aujourd’hui mieux qu’hier à ce qui peut advenir demain ou devons-nous craindre que des insouciances semblables ne soient, hélas, très possibles encore ? ».

La lecture de ce livre, lourd de sens, donne envie de lancer un appel à la mobilisation de l’élite de notre pays. La France a placé depuis longtemps l’essentiel des pouvoirs de son État entre des mains désignées par la voie de concours réputés difficiles. Ces élites, qui occupent une place centrale dans la gouvernance réelle du pays, sont-elles assez clairvoyantes pour le reste de la Nation ? « Ont-elles suffisamment de culture politique, civique, critique, ont-elles suffisamment d’attachement efficace à la démocratie et à la République pour ne pas tenter, quand le ciel est gris, de dissimuler sous l’apparence de l’intelligence et du discours habile, la caricature de la lâcheté humaine ? » se demandent François Bloch-Lainé et Claude Gruson.

Cette question qui taraude les plus civiques d’entre nous ne peut être tue, et il serait salvateur pour notre pays que des initiatives soient prises pour que nos hauts fonctionnaires puissent y répondre sans se sentir stigmatisés.

À cet égard, l’Ecole nationale d’administration (ENA) a un rôle plus que symbolique. En 1996 déjà, Jean Coussirou, ancien directeur de l’ENA, soulignait le lien décisif entre ENA et État : aucune transformation substantielle de l’État ne se ferait sans réformer cet établissement. Si l’ouvrage est ancien et que certains ajustements ont été menés depuis, force est de constater que ce lien étroit demeure. Jugeant déraisonnable la suppression d’un tel établissement, levier décisif et précieux pour toute modification profonde de l’État, son directeur identifiait les faiblesses historiques de notre haute fonction publique : faible acquisition de techniques managériales, manque d’esprit critique, absence de connaissance concrète des réalités économiques, culturelles, sociales, et locales ; autant de compétences dont une haute fonction publique aux pouvoirs si étendus ne peut plus se passer, si elle entend sincèrement moderniser la France.

Les pistes d’amélioration sont connues : poursuivre l’ouverture du concours ; améliorer la formation autour d’une vraie culture générale, de savoir-faire opérationnels et de qualités humaines ; développer l’humilité, le sens de l’écoute, du dialogue, de la communication, de l’innovation et de la créativité ; instaurer une obligation de formation continue pour inciter les fonctionnaires à actualiser leurs connaissances et promouvoir la mobilité entre administrations. En supprimant le monopole de l’ENA sur les fonctions les plus importantes et en réduisant l’écart dans la fonction publique entre ces grands corps – un vocabulaire sans doute à réviser – et les autres hauts fonctionnaires, nous lèverions les obstacles statutaires et mentaux et favoriserions cette mobilité au sein des administrations. Séparer plus nettement les fonctions publique et politique serait indispensable. Les mouvements avec les cabinets ministériels entretiennent la confusion. Le « pantouflage » devrait être reconsidéré pour éviter de geler un poste pendant l’indisponibilité de son prétendu détenteur, lequel préfère momentanément faire de la politique ou administrer une grande entreprise.

Ces pratiques et cette forme de consanguinité n’engendrent pas une élite du courage. Il nous faut posément relever ces enjeux de transparence et de responsabilité. Le temps est venu d’actionner ce levier de la modernisation de l’action publique. C’est l’intérêt de tous, en premier de ceux dont le rang de sortie offre peu de chance d’atteindre les sommets. A retarder leur mue à plus tard, voire trop tard, les hauts fonctionnaires pourraient subir le sort qu’a connu la noblesse française pendant la Révolution. Les Français n’ignorent plus rien de l’évanescence du corps politique et la tentation d’accuser la haute fonction publique des défauts de gouvernance est là. N’attendons pas qu’elle se cristallise.

Au prochain accident démocratique, dont j’écrivais en 2013, que les prémices étaient déjà malheureusement en germe, l’heure de mauvais comptes sonnerait ! L’histoire nous enseigne qu’entre réforme et violence, il n’y a qu’un pas.

Autant faire vite !

 

 

                                                                                                      Alain Lambert

                                                                                                      ancien Ministre

[1]François Bloch Lainé et Claude Gruson, Hauts fonctionnaires sous l’occupation, Odile Jacob, 1996.

[1] Alain Lambert « Déficits Publics, la démocratie en danger, 2013 chez Armand Colin.[1]

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