Le départ sur l’autre rive de personnalités politiques ayant marqué leur époque donne lieu aux hommages à solennités particulières. C’est pourquoi j’ai attendu que le temps officiel s’écoule pour rendre un hommage personnel à Christian Poncelet, selon le mode amical qui était le nôtre, lorsque nous formions notre binôme au sein de la Commission des finances du Sénat.

 

Ma manière de faire vivre sa mémoire sera celle d’un récit valant, selon moi, beaucoup d’enseignements pour les jeunes étudiants s’interrogeant sur les principes fondamentaux de la démocratie. Ce récit vaut bien un cours de droit constitutionnel et permet à bien des égards de comprendre mieux, aujourd’hui, l’évolution de notre Constitution depuis 1958. 

 

Traditionnellement, Christian soumettait chaque nouveau Ministre, lors de sa 1ère audition par la Commission des Finances, à la fameuse question de savoir combien de temps il pourrait nous consacrer ; souvent, le malheureux impétrant, dans l’ivresse de son nouveau titre, ne résistait pas à tentation de marquer son importance par un incomparable embouteillage de son agenda. C’est alors que le Président Christian Poncelet lui signifiait qu’un Ministre chevronné répondrait imperturbablement qu’il restait à l’entière disposition du Parlement.  

 

Ce petit « bizutage » révélait en fait une lecture parlementaire de la Constitution de 1958. Vision affirmée par Michel Debré devant le Conseil d’Etat en aout 1958. Il s’agissait, selon ses propos, de rompre avec l’instabilité parlementaire, mais sans pour autant instaurer un régime présidentiel. Il s’agissait de construire un régime de collaboration des pouvoirs et de respect mutuel entre eux : un chef de l’État et un Parlement séparés, encadrant un gouvernement issu du Président et responsable devant le Parlement, avec un partage des attributions donnant à chacun une semblable importance dans la marche de l’État, et assurant les moyens de résoudre les conflits qui sont, dans tout système démocratique, la rançon de la liberté. La nature parlementaire de la Vème ne faisait mystère ni pour Michel Debré ni pour Christian Poncelet, ainsi que l’anecdote qui va suivre l’illustre.

 

La séparation des pouvoirs est un principe fondamental de notre démocratie qui justifiait, selon Christian, une symbolique exigeante. Nous sommes dans les années 1995, l’époque est favorable à une application allégée de ces beaux principes : le Sénat est dans la majorité, il soutient le gouvernement et le Ministre des finances n’est autre que notre ami Jean Arthuis, précédent rapporteur général du budget auquel je viens de succéder.

 

Sous la pression du Gouvernement, une séance publique nous est imposée par la Conférence des présidents, alors que les travaux de notre commission sont déjà chargés. A l’heure fixée, nous nous installons, mais le Ministre n’arrive pas. Au banc de la Commission, nous attendons dans un silence pesant. Dix minutes passées, Christian m’intime l’ordre de le suivre dans son bureau. 

 

Nous quittons la séance qui n’a pu s’ouvrir, et sur le chemin qui nous conduit dans nos locaux, je l’interroge sur cette curieuse façon d’essayer de gagner du temps. Il s’arrête et me dit avec gravité : ce n’est pas parce que le Sénat appartient à la majorité qu’il doit renoncer à l’accomplissement de ses devoirs, et notamment de veiller soigneusement à la séparation des pouvoirs et au respect du Parlement ! Timidement, je fais valoir les liens d’amitié qui nous unissent tous les deux au Ministre, et la bienveillance et la compréhension que nous pourrions lui témoigner à cette occasion. Parvenus à son bureau, avec solennité, il m’instruit alors de la force de la symbolique qui doit, en toute circonstance, veiller sur notre démocratie, par un exercice soigneux des pouvoirs qui nous ont été conférés. Même, et peut-être plus encore à ses yeux, sous l’empire de la Vème République et du « fait majoritaire » qui a achevé la rationalisation du Parlement.

 

Quelques minutes après, le service de la séance nous fait savoir que le Ministre est arrivé. Christian Poncelet répond que nous ne reviendrons pas tant qu’il ne sera pas venu présenter les excuses du Gouvernement. On lui fait remarquer qu’il n’est peut-être pas nécessaire d’accroitre la perte de temps déjà constatée. Rien n’y fait. J’essaie vainement de proposer que nous cheminions les uns vers les autres. Non, non et non, on ne saurait ébrécher des principes sacrés à cause d’une mauvaise organisation gouvernementale. De longues minutes après, on frappe à la porte. Jean Arthuis entre en souriant et nous demande quelle mouche nous a soudain piqué. Mes yeux fuient les siens et je cherche dans l’abime de mes papiers un refuge peu glorieux mais plus confortable. Planté debout, Christian, oubliant pour la forme l’amitié qui les lie, salue avec un zèle suspect le Ministre, dans tous ses titres et mérites, avec un vouvoiement aussi inhabituel que solennel, en le priant de bien vouloir présenter les excuses du Gouvernement. Jean Arthuis s’y refuse et la palabre continue pendant de longues minutes jusqu’à ce que le débat soit clos, après moultes références constitutionnelles, dans l’amitié et la bonne humeur.

 

Cette anecdote peut paraitre insignifiante, elle est en réalité très significative de l’évolution profonde des rapports de force au sein de notre démocratie. A l’origine, pour renforcer le Président et empêcher qu’il dépende du Parlement, un collège électoral n’a plus été limité aux parlementaires mais élargi aux représentants des collectivités territoriales afin de lui conférer une plus grande légitimité. Mais l’élection au suffrage universel direct de 1962 a bousculé cet équilibre, et la légitimité du Président est devenu si forte qu’elle « écrase » toutes les autres.  Le quinquennat, l’inversion du calendrier faisant suivre les élections législatives immédiatement après les élections présidentielles et la prégnance ce qu’il est convenu d’appeler « le fait majoritaire » font désormais dépendre la légitimité des députés de celle du Président. La concordance des majorités induit une obéissance quasi révérencielle des chambres du Parlement au gouvernement de la même sensibilité politique.

 

C’est cette évolution qui agaçait Christian Poncelet, lequel, bien que Gaulliste incontestable, considérait que le Parlement, en s’effaçant, ne rendait pas service au Gouvernement et encore moins au Président, puisque le Peuple pouvait y voir une connivence des pouvoirs de nature à affaiblir le lien de confiance qui unit la population au Parlementaire de proximité qu’elle connait et qui dépend de ses suffrages. D’où le réflexe consistant à exiger des ministres un respect sans faille à l’endroit du Parlement. Même quand il s’agit d’un ami. 

 

La tristesse attachée à un décès s’accommode mal d’une anecdote, j’en conviens. Mais les occasions de nous interroger sur les dangers entrainés par l’ignorance des sociétés de liberté sur l’importance de la séparation des pouvoirs, ne sont-elles pas trop rares ? Christian ne m’en voudrait pas d’utiliser ce souvenir pour évoquer sa mémoire, car il saurait qu’il s’agit bien de faire vivre sa conviction profonde de la nécessité d’un équilibre entre les pouvoirs du Gouvernement et ceux du Parlement.

 

Cette notion a été au cœur de nos longs échanges, lors des nuits de séances budgétaires, sur le caractère singulier de notre République, née comme parlementaire et progressivement transmutée en présidentielle. Cette évolution rendait, selon lui, et je partage cet avis, l’exercice par le Parlement d’un pouvoir exigeant de disposer des informations nécessaires, d’amender, rejeter ou voter librement les projets du Gouvernement, et surtout de le contrôler sans répit. Cette exigence étant encore plus forte pour le Sénat qui n’a pas le dernier mot au sein du Parlement.

 

La contribution de Christian à notre démocratie parlementaire a été longue et jalonnée de combats pour que la voix du Sénat soit entendue dans la détermination et la conduite de la politique de la France. C’est ainsi qu’il était. C’est ainsi qu’il reste dans nos mémoires. Et c’est ainsi qu’il peut continuer, par ses enseignements, à inspirer la réflexion de notre jeunesse qui s’intéresse à la politique.

 

Cette question est restée d’une cruciale actualité, car le Parlement renforcerait son utilité constitutionnelle s’il s’imposait à lui-même un principe renforcé du contradictoire afin de mieux assurer l’équité et l’équilibre d’une législation souvent défaillante et garantir par un contrôle plus exigeant un meilleur fonctionnement public.