Mon Collègue Maurice Blin me communique aujourd’hui une Tribune qu’il a rédigée le 23 janvier dernier dont je vous recommande la lecture. L’écriture est magnifique et les idées d’une grande lucidité. Merci de réagir. Cordialement, AL.

Coincée entre l’année 2005 qui restera celle où la France a porté un coup d’arrêt brutal à l’aventure de l’Union européenne et l’échéance électorale décisive qui l’attend dans quinze mois, sous quel jour se présente 2006 ?
Son Premier Ministre veut en faire une année « utile ». La formule est ambiguë. Car chacun sait que toute période électorale est immanquablement nourrie de slogans, d’à peu près, de promesses, bref d’illusions. Peu propice à l’objectivité et à la réflexion, elle est, en revanche, une porte ouverte à toutes les peurs. On l’a bien vu en 2002.

Un constat sévère

Quand l’enjeu est grave comme c’est le cas aujourd’hui, il est donc tentant de solliciter l’avis d’experts que la fièvre électorale ne menace pas et dont le message est délivré avant que la passion n’envahisse les esprits.
C’est ainsi que Michel PEBEREAU, longtemps responsable d’une des premières banques françaises, vient de rendre public un diagnostic sans appel sur l’état du pays. Si la leçon qui s’en dégage est comprise et entendue dans les mois qui viennent, alors oui, on pourra dire que l’année 2006 aura été « utile ». Peut-on l’espérer ? La réponse à cette question fondamentale ouvre ou ferme la porte de l’avenir.

Une situation exceptionnelle

Le malaise où la France est plongée depuis trois ans est en effet le résultat d’un constat qui désormais s’impose à elle et auquel elle découvre qu’elle ne peut plus échapper. Niveau de vie élevé, sécurité sociale et indemnisation du chômage généreuses, retraite précoce, agriculture longtemps protégée par une Europe qui la sécurisait, services publics surabondants assortis de privilèges, équipes de recherche dégagées de l’obligation de résultat, durée du travail parmi les plus courtes du monde, accès libre des jeunes aux universités, etc …, la société française aura pendant près d’un demi-siècle connu les conditions d’un « confort » exceptionnel..
Or, si cette performance qui attirait et attire toujours chez elle nombre d’étrangers a été possible, si l’agriculture puis l’industrie, enfin les services ont assuré, en se relayant, la modernisation spectaculaire de son économie qui se hissa au quatrième rang dans le monde, ce fut grâce à la conjoncture de trois circonstances elles-mêmes exceptionnelles : le labeur acharné d’une génération qui avait vu la guerre de près, un sursaut de la natalité qui a fait bondir sa population de 40 à 60 millions d’habitants, l’élan vers l’avenir d’une Europe qui voulait effacer les ruines matérielles et morales nées d’une conflit qui l’avait conduite au bord du gouffre.
La France connut alors une croissance de plus de 5 % par an qui la classait seconde derrière le Japon et loin devant les Etats-Unis. C’est sur la richesse qu’elle généra que s’édifia un impressionnant système de protection sociale, avec en prime le double luxe de la liberté et souvent de la gratuité.

La fin d’un rêve ?

Ce qu’on a pu appeler à juste titre le « miracle français » allait vaciller en mai 1968. Cette année-là, une émeute de jeunes bourgeois et d’idéologues épargnés par la rigueur des temps, proclama les droits du rêve sur le travail et transforma soudain l’élan en vertige En un éclair qui parut un instant éblouir la France et le monde, on oublia que dans tous les domaines matériel ou culturel, le progrès est fils de la peine et s’éteint dans la facilité.
Ce bouleversement eut une conséquence grave. Une étrange vue du monde « à la française » se développa. Au plan moral, le respect de la norme, de l’autorité, de la contrainte se délita. Le fameux slogan « il est interdit d’interdire » fut lancé comme un défi au passé. On en retrouve aujourd’hui la résonance dans les débats sur le statut social de l’homosexualité, sur les mérites supposés de la famille décomposée et … recomposée, sur les ombres et lumières de la colonisation, sur les fantaisies pédagogiques dans l’apprentissage de la lecture. Bref, on assista à la remise en cause des valeurs qui durant des siècles avaient fait la force et la solidité de la société.
Ce vertige de la libération inconditionnelle de l’individu aurait du pourtant faire réfléchir. On n’efface pas en effet une très ancienne culture du travail et de l’effort par une autre sans dire laquelle. On ne remplace pas, pour parler le langage exalté de l’époque « les pavés par la plage » sans courir un risque grave, celui que prend toute société qui se renie elle-même de perdre, à l’égard des étrangers de plus en plus nombreux qu’elle accueille, son pouvoir d’intégration. Toute perte d’identité, l’histoire en donne maints exemples, est d’abord un auto-renoncement.

L’heure du réveil a sonné

Dans le même temps, la France découvre que son destin de nation à vocation universelle par l’ampleur de ses ambitions technique, politique ou sociale qui avait été à l’origine de son rayonnement, lui échappe. Elle est devenue le seul pays de taille moyenne qui s’applique et s’épuise à courir en quelque sorte tous les lièvres à la fois : exalter le loisir et réduire le travail, prétendre au progrès, c’est-à-dire au mouvement mais défendre la stabilité de l’emploi, bénéficier de services publics luxueux en nombre et en qualité (santé, transports, enseignement, défense, etc…) sans souci de leurs coûts, multiplier artificiellement l’emploi productif ou non grâce à un financement complémentaire de l’Etat, – c’est-à-dire, étrange paradoxe, payer l’entreprise pour qu’elle embauche – supporter le poids d’une fonction publique qui est la plus lourde du monde et absorbe chaque année près de la moitié de la richesse nationale, exalter la recherche publique tandis que s’étiole la recherche privée, etc … autant de défis à l’économie et à la raison qui, jour après jour, vident lentement mais sûrement, le corps du pays de son sang. On le voit, ce n’est plus de malaise qu’il faut parler ici, mais bel et bien de maladie.
Le bilan comparé des principaux pays d’Occident en matière d’activité, de chômage ou de prélèvements obligatoires, jette sur cette hémorragie silencieuse une lumière froide. On constate en effet que la France et l’Allemagne, hier moteurs et guides de l’Europe sont à la fois les pays où l’on travaille le moins, où avec l’Italie les prélèvements sur la richesse nationale sont les plus accablants mais aussi ceux où le taux de chômage est le plus élevé. Cette coïncidence n’est évidemment pas fortuite.
Ces chiffres traduisent le déclin d’une certaine Europe socialisée à l’excès, c’est-à-dire oublieuse de la règle d’or selon laquelle le social, loin de générer du travail, ne peut en réalité que se nourrir de lui. Quand ce dernier est productif, il engendre une richesse dont la répartition, une fois que sont assurés la survie et le développement de l’entreprise, relève de la politique. Alors, mais alors seulement, celle-ci assume pleinement et légitimement ses droits.

L’exemple du Nord

C’est parce que le respect de cette règle est resté vivace que les pays du Nord ont retrouvé leur santé économique et sociale. La Grande-Bretagne, la Suède, le Danemark, le Canada où, il est vrai, le froid interdit le rêve, ont certes connu en matière de déficit, de commerce, de chômage , des crises aussi graves que la France d’aujourd’hui. Mais ils les ont affrontées au lieu de les ignorer. Et surtout, comme l’exige toute maladie sérieuse, ils les ont traitées assez tôt pour en guérir. Or, nous touchons ici du doigt la racine d’un mal dont l’histoire de France offre maints exemples, à savoir son impuissance à prévoir. Au remède qui l’ennuie, elle préfère la révolution qui l’exalte. Elle ne se réveille que lorsque la souffrance devient insupportable. Dans un grand élan coûteux, elle s’emploie alors, vaille que vaille, à réparer ses erreurs passées. Tous les peuples, songeons à la Grande-Bretagne des années 70, à la Suède et au Canada des années 90, en commettent. Mais en France, deux amortisseurs ont joué. Ce fut d’abord l’Etat, dispensateur de subventions et d’emplois, emprunteur puissant capable de financer des investissements lourds, ensuite le paravent de l’euro, dont la stabilité masquait la dégradation des finances nationales. Ils ont dissimulé la menace que faisait peser sur l’économie l’excès de charges fiscales ou sociales supportées par les entreprises et donc finalement sur l’emploi. Le remède loin de guérir le mal, l’a entretenu et aggravé.
Ce constat paraîtra alarmant. De fait, tous les éléments d’une crise durable sont réunis. Mais il l’est surtout dans la mesure où il a été jusqu’à présent à la fois ignoré de l’opinion et méprisé des gouvernements. Une partie de la France pleure aujourd’hui la fin de la poule aux oeufs d’or. Or, L’Etat impécunieux est devenu facteur tantôt d’impuissance – la relative stérilité de la recherche publique en témoigne – tantôt d’injustice lorsque le chômage des jeunes de moins de 25 ans, frappe au coeur la génération de demain. En outre, face à un peuple où, à droite comme à gauche, son prestige a été longtemps si grand, ce même Etat ne se résigne pas à déclarer forfait. Alors, il emprunte et se retrouve, ce faisant, complice d’une troisième injustice. Il impose en effet à l’enfant de demain ce qu’il n’ose pas demander à son père aujourd’hui.
En ce début d’une année lourde d’incertitude, le pays conjugue deux attitudes également dangereuses. D’un côté, la fuite en avant d’un endettement sans fin, de l’autre la tentation du retrait, celle à laquelle il a cédé le 29 mai 2005, lorsqu’il a dit non à une Europe qui, lui a-t-on fait croire, mettrait en péril les « acquis » hérités du siècle précédent. Et pourtant, il y gardait deux chances, celle d’une situation géographique exceptionnelle et plus encore le talent de ses enfants. Mais ce jour-là, il a comme cessé de croire en lui-même.
Peut-il rattraper ce « ratage » de l’histoire ? La réponse est oui. Mais à la condition qu’il se souvienne que toute réforme demande foi, patience et ténacité. Politiquement, deux portes lui restent ouvertes :
– ou bien comme en Allemagne, un accord entre droite et gauche dans la mesure où le mal à guérir, parce qu’il concerne la collectivité tout entière, impose un impératif de « sauve qui peut » qui déborde l’idéologie ;
– ou bien une continuité dans l’effort que ne vient pas rompre l’alternance entre une droite et une gauche où la seconde méprise et détruit les résultats obtenus par la première. Ce jeu de bascule idéologique serait fatal. La Nouvelle-Zélande donne au contraire un exemple de ses bienfaits. Petit pays isolé dans le Pacifique sud, elle a pu grâce à une ténacité toute britannique surmonter le risque que représentait pour son économie la rupture de ses liens privilégiés avec la Grande-Bretagne lorsque celle-ci rejoignit l’Europe. L’agriculture et l’élevage, ses principaux atouts se sont taillé toute leur part sur le marché des pays asiatiques voisins en plein essor. Du coup, la menace qui pesait sur son régime social, l’un des plus généreux du monde, fut écartée. Elle a retrouvé aujourd’hui une prospérité enviable.
Tel est pour la France, à travers 2006, l’enjeu de 2007. Auquel, si la droite l’emporte, s’ajoute un autre choix. Ou, à l’image du passé, se satisfaire d’une politique en demi-teinte qui, par le moyen de mesures de circonstances rassureraient facilement c’est-à-dire faussement l’électeur et l’entretiendrait dans l’illusion, ou à l’inverse le réveiller et lui permettre d’affronter enfin l’avenir les yeux ouverts.
Il ne lui reste qu’un temps court pour cesser de se tromper sur lui-même. Le regard lucide qu’il portera sur des structures vieillies, héritées d’un temps qui s’éloigne agira comme le dégel sur le fleuve. Echappant à la rigidité de l’hiver qui le transformait en barrage, il coule à nouveau, le printemps revenu, vers la mer et le grand large.
Alors, la France retrouvera l’élan dont certains de ses enfants qui lui tournent aujourd’hui le dos, donnent à l’étranger un si remarquable exemple. Quels autres voeux que ceux de la vérité, du courage et … du succès former pour elle ?

Maurice Blin.