Ce bel été de la Saint Martin, qui règne en ce moment sur la France, encourage à sortir de chez soi, ne serait ce que pour compenser le temps maussade de juillet et d’août dernier. Pour ceux qui le peuvent, je ne saurais trop inviter à venir (ou revenir) visiter la Saline Royale d’Arc et Senans, dans le Doubs. Plusieurs lectures du monument, classé dans le Patrimoine de l’Humanité, en sont possibles : technique, architecturale … ou économique. Comme quoi on n’y échappe pas !

La Franche –Comté est une région quelque peu méconnue des Français. Elle se tient à l’écart des grands axes de circulation. C’est sans doute – voici en tout cas mon sentiment personnel – une des plus belles qui soient. Je ne saurais trop inviter à goûter ce fabuleux vin jaune de Château Chalon (et de quelques autres vignobles jurassiens), avec modération, bien sur. Et la saucisse de Morteau sait être appréciée après quelques évolutions sur les pistes de ski (alpins ou de fond), aux Rousses ou à Métabief, quand le thermomètre flirte avec les -10°…

La Franche Comté, c’est aussi le sel, notamment dans le département du Jura. On reconnaît déjà sa présence dans le nom du chef-lieu, Lons le Saulnier. Ce sel existe dans le sol où il se dissout dans la nappe phréatique. Pour le récupérer, il faut l’extraire de l’eau. A cet égard, je recommande la visite des Salines (lieu d’extraction du sel) de Salins les Bains dans le nord du département du Jura, aménagées au XIIIème siècle.

Le principe de l’extraction est simple : l’eau doit s’évaporer, laissant ainsi le sel cristallisé. Et pour la faire s’évaporer, il faut la chauffer, ce qui exige du bois. Les forets autour de Salins ont été ainsi surexploitées, provoquant une sorte de « crise de l’énergie ». En 1773, Louis XV décide de créer une saline à Arc et Senans. Il n’y a pas de sel sur cette commune mais elle est à proximité de la (superbe) foret de Chaux qui s’étend au sud d’une ligne « Dôle – Besançon ». L’eau salée sera apportée de Salins par un conduit de 21 km, le « saumoduc ». Le projet est confié à l’architecte Claude Nicolas Ledoux (1736 – 1806).

Pourquoi tant d’intérêt à l’époque pour le sel ? En ces temps où n’existent ni l’appertisation ni la congélation, le sel reste le principal moyen de conservation des aliments. L’Etat, c’est à dire le Roi, selon la formule lapidaire de Louis XIV, en détient le monopole, ce qui lui permet d’en fixer le prix et d’imposer une taxe, la gabelle. Cet impôt constitue l’une des principales ressources fiscales de l’Etat (10 % des recettes) . Accessoirement, il est fabuleusement inégalitaire. Certes, l’Ancien Régime se caractérise par l’inégalité naturelle entre les 3 ordres. Mais aussi entre régions ! On distingue entre pays de grande gabelle, qui paient le prix fort (2/3 d’une journée de travail d’un manoeuvre pour une livre de sel) avec obligation d’acheter une quantité minimale – « le sel du devoir » ; pays de petite gabelle, où la quantité achetée était libre ; pays rédimés et pays exempts pour lesquels la taxe n’existe pas … Colbert fait du sel une industrie particulièrement lucrative puisque le prix va être multiplié jusqu’à 20. Et c’est cette complexité administrative qui encourage la contrebande des « faux sauniers » entre pays à sel cher et pays à sel moins cher. Notons que c’est la gabelle qui vaudra aux douaniers leur surnom de « gabelous ».

Claude-Nicolas Ledoux veut joindre l’agréable à l’utile. Non seulement sa Saline sera un lieu de production, mais surtout, en homme des Lumières, il veut en faire l’amorce d’une ville idéale, propre à générer le bonheur de l’humanité. Elle est donc conçue en un demi-soleil, le centre étant tenu par la « Maison du directeur », marque du pouvoir et du rayonnement. 2 rayons de part et d’autre de cette maison sont constitués par les bâtiments de fabrication. Enfin, la périphérie est délimitée par les maisons d’habitation des ouvriers, qui vivaient là avec leurs familles et par des bâtiments réservés à des corps de métier annexes (tel les tonneliers). Aujourd’hui, ils abritent diverses expositions. On peut notamment y apprécier les projets urbains de Claude Nicolas Ledoux, véritablement révolutionnaire tant il sort du cadre de son époque. C’est ainsi une approche très particulière de la philosophie des Lumières.

La ville idéale que Ledoux rêvait de bâtir ne verra pas le jour. Les objectifs de production de la Saline seront très inferieurs à ce qui en était attendu. En 1895, elle cesse son activité. Après des déboires (un propriétaire ira jusqu’à faire sauter la Maison du directeur), elle devient propriété du département du Doubs. Elle présente chaque année une exposition dédiée aux jardins du monde.

En ouvrant le marché à la concurrence, la Révolution Française a enclenché un mécanisme de baisse du prix du sel qui est devenu accessible à tous. Voilà un souvenir du temps passé, car ce n’est pas de nos jours que l’on verrait un monopole s’accaparer des recettes pour offrir moult avantages à telle ou telle catégorie sociale.