Cheminots en grève, étudiants bloquant des Universités, professions du droit manifestant contre la réforme de la carte judiciaire, marins pécheurs … Quels points communs entre ces mouvements ? Tout simplement, bien au delà de la simple expression des intérêts des professions concernées, l’objet des revendications est, à des degrés divers, d’empêcher toute remise en cause de leur fonctionnement ou la suppression d’avantages particuliers pourtant intenables pour la Collectivité. Au besoin en prenant en otage le corps social au risque même de le détruire ! Chaque groupe d’intérêt estime ses droits spécifiques inaliénables. Bref, le modèle social français se caractérise par le règne du corporatisme, face à un Etat à la fois omniprésent et incapable de défendre l’intérêt général. Malheur à ceux qui ne peuvent se rattacher à un groupe de pression. Ils sont condamnés à la pauvreté voire à l’exclusion. Je vous propose de prendre quelque hauteur pour analyser ce phénomène, à partir de 2 billets : le premier, celui ci, revient sur l’origine du phénomène corporatiste en France. Le second fera écho à la publication récente de l’ouvrage de Pierre Cahuc, professeur d’économie à l’Ecole Polytechnique, et de Yann Algan : « la société de défiance ou comment le modèle social français s’autodétruit », et rapprochera plusieurs thèses pour expliquer et comprendre ce phénomène corporatiste qui menace à la fois la protection sociale et la démocratie.

De quand peut on dater l’émergence des corporatismes ? Certes, la société d’Ancien régime (celle d’avant 1789) se caractérise par la légitimation de l’inégalité : tout individu à une place innée, il doit s’y tenir. S’insérant dans ce monde où le privilège est la règle, les corps de métier s’organisent en corporations qui sont des organisations regroupant à la fois un système de formation, de protection sociale et de défense d’intérêts catégoriels. Il n’y a donc à l’origine rien que de très respectable, étant entendu que l’expression des intérêts catégoriels ou personnels n’est pas anormal. Cependant, ces corporations savent multiplier les blocages règlementaires pour empêcher toute innovation dérangeante, ne serait ce que par l’obligation d’appartenir à la corporation pour exercer. Elles seront emportées par le Révolution Française, tant au nom de l’égalité que par l’émergence de la révolution industrielle, formidable mouvement d’innovations. L’idée corporatiste renait avec l’Etat Français et le Maréchal Pétain. Il y a très clairement la volonté de rompre avec la IIIème République, chargée de tous les maux, dont le moindre est la défaite. Accessoirement, même si « comparaison n’est pas raison », on rapprochera la « corporation paysanne » de Vichy avec le nom d’un actuel syndicat agricole ultra conservateur.

L’organisation administrative et politique adoptée à la Libération reprend cette condamnation de la IIIème République. S’il y a chez Charles de Gaulle une vision idéalisée de l’Etat et de ses agents, se manifeste également l’émergence d’un mouvement politique tératologique qui, fort des ses appuis intérieurs et extérieurs, va utiliser la réorganisation publique comme autant de jalons préparatoires à l’instauration d’un système totalitaire : dans l’attente du Grand Soir, ce qui sera basculé dans le secteur public ne sera plus à conquérir. C’est d’ailleurs la même vision idéologique qui explique les nationalisations de 1982 (théorie dite du « capitalisme monopolistique d’Etat »). Dans l’attente, la France se dote de ce qui va apparaître comme des verrous : représentativité syndicale aux élections professionnelles (quasiment) inchangée depuis 1945 ; contrôle du Syndicat du Livre CGT sur les imprimeries parisiennes ; monopoles publics, autant de formes d’organisations aptes à distribuer à leurs affidés de multiples avantages pris sur la Collectivité … Au demeurant, la glorification du « secteur public au service de l’intérêt général » est une forme de discrimination corporatiste qui justifie tout, à commencer par la mise sous tutelle des citoyens, puisqu’elle ne s’accompagne pas des restrictions sévères qui fondent la démocratie, à commencer par la séparation des pouvoirs, y compris économique.

Que constate-t-on aujourd’hui ? Le chômage français est l’un des plus importants, la pauvreté est l’une des plus fortes d’Europe. Et pourtant, la France est un pays qui se caractérise tant par l’importance de ses prélèvements obligatoires (de l’ordre de 45 %), des recettes publiques (environ la moitié du PIB) et de ses dépenses sociales. Malheureusement, ces dernières manquent d’efficacité : elles ne sont pas orientées vers la lutte contre la pauvreté ou l’édification d’un système de santé pour tous ou vers l’efficacité de l’enseignement universitaire … mais vers les retraites, notamment celles de groupes de pression qui se gardent bien de cotiser, vers le maintien de structures archaïques dans le secteur public, vers l’obtention de subventions diverses et variées ou simplement le maintien de dispositions favorables à tel ou tel.

Et c’est bien là l’inconvénient majeur du corporatisme. Chaque groupe s’organise de sorte à faire pression sur l’Etat afin que ce dernier utilise son pouvoir dans un sens qui lui est favorable. Les avantages qu’il acquiert sont d’autant plus importants qu’il a de capacité à bloquer le fonctionnement de la Collectivité. Pour que l’Etat cède, car il ne peut y avoir de corporatisme sans un Etat omniprésent ! A terme, c’est notre système de protection sociale qui est menacé, car loin d’être universelle, la redistribution va de plus en plus profiter aux mieux organisés et aux plus brutaux. Et le coût social finira par être très élevé. Dans mes billets des 7 et 12 février derniers, je montrais que la marge fiscale est faible. A ce jour, la façon à la fois de satisfaire les appétits des corporatismes et de ménager le contribuable, c’est le recours à la dette. Pour combien de temps ? A terme, c’est l’emploi qui sera sacrifié, par hausse du coût du travail, si ce sont les salaires qui sont taxés, ou par diminution de l’investissement, si on frappe les entreprises. Dans tous les cas de figure, la Collectivité s’appauvrit.

La déclaration récente d’un cheminot illustre bien cette conception corporatiste : « la durée de vie s’allonge et c’est tant mieux, mais il n’est pas question de travailler plus ». Sans conséquence financière pour le dit cheminot, cela va de soi ! Brave Etat redistributeur ! Pauvre secteur privé, dont le travail et l’investissement sont ramenés à une simple fonction contributive, devenu « taillable et corvéable » à merci.