Chapitre 1er : L’interdiction du cumul de mandats !

Dans quelques semaines, de nombreux Sénateurs devront démissionner de leur mandat de Maire ou de Président d’Assemblée locale. La rumeur me fait signe que ce serait très populaire. Et qu’il serait hautement conseillé de s’en réjouir bruyamment. Manque de chance, je pense le contraire ! Tel le saumon dans les rivières, je souhaite remonter à contre-courant de la mode dominante. Surtout quand je la trouve contraire à l’intérêt de nos collectivités territoriales et de leur population.

Une certitude à défaut de vérité.

Autant le prévoir d’emblée, ces quelques lignes me vaudront l’immédiate excommunication de toute la bienpensance du politiquement correct. Georges Brassens nous avait prévenu : « non, les braves gens n’aiment pas que … l’on suive une autre route qu’eux » ! Aujourd’hui l’interdiction du cumul de mandats des élus serait beaucoup plus qu’une loi, mais une vertu cardinale, une certitude, que dis-je : une évidence que la simple raison commande de reconnaître comme la seule vérité vraie, sans la moindre poussière de doute. Et surtout sans réfléchir. Le faire serait déjà trahir ! Mettre en cause une vérité admise par tous comme faisant progresser la démocratie. Même si l’on a longtemps cru que le soleil tournait autour de la terre, s’il en est autrement, c’est la faute de Copernic et de Galilée.

Le match retour de la décentralisation.

Depuis les années 1980, juste après les lois de décentralisation de 1982, d’autres lois successives ont proscrit les cumuls simultanés de deux mandats de parlementaire et d’assemblée locale. Depuis la loi du 14 février 2014, le cumul du mandat de parlementaire avec celui de Maire qui concernait 45% de députés et 48% de Sénateurs est interdit, à compter des législatives de juin pour les députés, et de septembre prochain pour les sénateurs.

Les arguments d’opposition au cumul

Le cumul serait supposé affaiblir la démocratie, tant au niveau local que national. Cette pratique porterait atteinte au bon fonctionnement du mécanisme de la représentation nationale. L’importance du travail parlementaire, avec son coté chronophage, serait à l’origine de tendances à l’absentéisme. Selon des experts, (n’ayant jamais été élus), ce cumul réduirait le temps consacré par les parlementaires à leur travail national. Des risques de conflits d’intérêts, entre les différentes fonctions exercées, seraient à redouter, au point soi-disant de mettre à mal le principe de séparation des pouvoirs. Mieux, il empêcherait la répartition de la responsabilité et des fonctions entre davantage de mains. La composition et le renouvellement de la classe politique en seraient affectés, du fait de l’appauvrissement de la compétition politique.

Les arguments favorables au cumul

D’autres, parmi les élus dont je suis, sont favorables au cumul de 2 mandats, mais limité à 1 fonction parlementaire et 1 Exécutif local.

L’avantage le plus important me semble celui du nécessaire ancrage du parlementaire avec le terrain, c’est-à-dire la population et le territoire qu’il représente. Sans une connaissance parfaite des questions locales et une grande proximité avec les citoyens, l’élu ne représente que lui-même. Ou son parti ! Dans un Etat aussi centralisé que la France, il est indispensable, pour un juste équilibre des pouvoirs, que les parlementaires puissent détenir un mandat exécutif local. C’est leur double légitimité locale et nationale qui, face à l’Etat omni présent, omni intervenant, permet aux citoyens d’avoir un recours faisant le poids contre l’administration toute puissante.

Faut-il souligner qu’en démocratie représentative, ce sont les électeurs qui choisissent leurs représentants. S’ils sont contre le cumul des mandats, ils ont toute liberté pour le faire. S’ils ne le font pas, c’est peut-être parce qu’ils se sentent ainsi mieux protégés. Pourquoi donc la loi viendrait alors les priver d’une protection qui leur semble utile ?

Quatre universitaires, non soupçonnables d’esprit partisan, s’étaient d’ailleurs manifestés auprès de François Hollande en mars 2013 pour appeler son attention sur le fait que le cumul est un contrepoids à la concentration des pouvoirs entre les mains du Président de la République.

Les motifs moins souvent évoqués

Sur le conflit de pouvoirs

Disons les choses clairement, les administrations centrales, comme les administrations déconcentrées redoutent l’autorité, l’influence d’un grand élu local. Cet élu vient contrecarrer, par sa double légitimité, la tendance de l’Etat central à vouloir continuer de régenter de Paris la vie quotidienne des Français. En contre-pied des lois de décentralisation de 1982. Ces administrations ne cessent d’ailleurs de brandir un droit qu’elles élaborent elles-mêmes, pour tenter de circonvenir le pouvoir des élus et de leurs assemblées. Le nier serait une imposture démocratique. Car, rien n’est plus dérangeant pour le pouvoir administratif que de se confronter aux mêmes élus tant à l’échelon local que national. L’interdiction du cumul, drapée de la pourpre de la moralité résout ainsi la question, en permettant de l’esquiver totalement. Sous le fallacieux prétexte de séparation des pouvoirs compris au sommet comme la dévolution de tous les pouvoir à l’administration.

Sur le cas des Sénateurs

On peine à s’imaginer comment le Sénat, pour respecter l’article 24 de la Constitution, assurera mieux la représentation des collectivités territoriales de la République, en étant privé de tous les titulaires de leur Exécutif.

Sur l’art du gouvernement des hommes

L’exercice d’un mandat électif ne s’improvise pas. L’expérience d’un Exécutif local apprend beaucoup sur l’art du gouvernement des hommes. Un simple conseiller municipal est extrêmement utile pour son Maire, mais il n’en a souvent ni l’expérience ni le savoir accumulé, par la somme des problèmes qu’un maire doit quotidiennement résoudre. La conduite des affaires publiques requiert des savoirs mais aussi des pratiques. C’est leur conjonction qui innerve la compétence de l’élu. Allier les savoirs, avec les leçons de l’expérience fournies par la pratique du pouvoir, permet de puiser dans les situations particulières les leçons utiles à l’élaboration de principes plus universels. Le principal danger des gouvernants est de s’éloigner de la réalité du monde. Les élus de terrain leur apportent cet ancrage dans le réel. C’est ce qui en fait de bons parlementaires.

Sur l’apprentissage du principe de subsidiarité

La France se distingue dans le monde par une incapacité grave à appliquer le principe de subsidiarité. Alors qu’il est une pratique politique et sociale essentielle. Ce principe permet de faire exercer la responsabilité d’une action publique globale par l’entité ou l’élu compétent le plus proche de ceux qui sont directement concernés. C’est précisément ce principe qui permet à l’élu, en situation de cumul, de préserver une vue d’ensemble sur les situations qui lui sont confiées, et d’en distribuer la mise en œuvre, par délégation, à l’entité ou la personne la plus appropriée pour réaliser, dans les meilleures conditions, les objectifs fixés. Ce principe de subsidiarité, totalement ignoré dans les administrations engluées dans leurs organigrammes, permet ainsi aux élus de ne pas déconnecter de la réalité la prise de décision publique, et donc la responsabilité politique. Tout en lui maintenant une cohérence d’ensemble. C’est en somme la possibilité de choisir, pour chaque action, le niveau pertinent d’exécution. En dispersant l’exercice du pouvoir, l’idée consiste à retirer aux élus la mission d’assemblier de l’action publique pour la confier à des administratifs. De les tenir dans un conformisme morne, résigné donc craintif. Il sera alors institué une communauté bureaucratique en remplacement d’une communauté démocratique. C’est un funeste choix politique et démocratique. Dommage que la France s’y abandonne. Fallacieusement. Sous couvert de moralité.

Un exemple parmi tant d’autres

Les affirmations ne sont guère convaincantes, si elles ne sont pas assorties d’un exemple concret. Pour l’avoir vécu, je suis en mesure d’affirmer, avec le recul, que c’est le cumul des mandats que j’exerçais à l’époque qui m’a permis d’embrasser une somme considérable d’éléments susceptibles de servir les intérêts de mon territoire. Nous sommes en 1996, je cumule une somme épuisante de mandats. Je suis Sénateur et Rapporteur Général du Budget, Maire et Président de l’agglomération d’Alençon. En fin d’année, en pleine loi de finances, au moment le plus chargé, au taquet de mes autres activités professionnelles, nous parvenons à transformer le district urbain d’Alençon, en communauté urbaine. C’est une chance inouïe pour le territoire. Elle est le fruit exclusif d’une connaissance de cette opportunité par les travaux que je menais alors au Sénat. Non seulement ce cumul d’activités n’a pas porté à atteinte à l’efficacité de mes missions, mais il a permis, à l’inverse, d’atteindre des objectifs inespérés. Tout simplement parce que c’est l’un des moments de ma vie où j’ai eu la chance de disposer des meilleures équipes de collaborateurs autour de moi.

Les perspectives d’une démocratie hypocrite.

Cette interdiction ce cumul, si contraire à la tradition française et au fonctionnement de nos Institutions, va engendrer un mal pire que le cumul lui-même. C’est une démocratie par personne interposée qui se dessine, une démocratie hypocrite. Selon les cas, et la répartition effective des tâches, la plupart des grands élus locaux actuels continueront à gouverner leur territoire, tout en en confiant l’apparence légale à d’autres personnes, ayant leur confiance. Il en résultera des méprises, des trahisons, des conflits de personnes. Un doute s’instillera sur le vrai détenteur du pouvoir démocratique. L’hypocrisie, l’apparence se substitueront à la réalité. Pour le mal de tout le monde.

Le panurgisme mine la démocratie

Nous ferions bien de méditer l’avertissement de Sénèque. « Gardons-nous bien de suivre, à la manière des moutons, le troupeau de ceux qui courent non pas vers où il faut aller, mais simplement où vont les autres, car rien n’entraîne à de plus grands malheurs que de se conformer à la rumeur publique, en estimant que les meilleurs choix sont ceux du plus grand nombre ». C’est pour cela qu’avec la médiatisation de la vie politique, nous ne vivons plus d’après notre raison, mais dans un esprit d’imitation, de crainte de subir le regard moqueur ou méprisant des autres.

Oser aller à rebours du conformisme

Dans le monde d’influence dans lequel nous baignons, osons nous défaire des carcans qui nous sont tendus, osons suivre notre instinct contre l’avis des bien-pensants. Même au prix d’être considérés comme de vilains petits canards. Prendre en compte la réalité ne sera jamais l’œuvre de l’élite intellectuelle. Ce n’est pas sa fonction. Alors, continuons d’exprimer notre liberté de pensée, s’il le faut envers et contre tous, à rebours du conformisme. Quitte à déplaire. A défier la norme pour décider de rester nous-même.

En finir avec l’élu-bashing et alignement avec les administrations

Un nouveau poujadisme mondain s’avance sur la scène politique et médiatique. Les élus seraient corrompus. Il faut les changer, les renouveler, les punir. En réduire le nombre. Oubliant qu’ils ne sont que les « représentants » d’une population qui ne s’est jamais prétendue parfaite. Mais à laquelle on a promis la liberté, l’égalité, la fraternité. Depuis des décennies, on ne cesse de chercher scientifiquement la représentation idéale. En mode de scrutin, en ratio de population. En hommes et femmes. En oubliant les neutres. En nouveaux et anciens. Je plaide pour les chauves insuffisamment reconnus. A force de rechercher la démocratie scientifique, on accouche d’une nouvelle tyrannie. La seule voie, pour sortir de cette impasse, me semble de soumettre les hauts fonctionnaires, les journalistes et les juges aux mêmes obligations que celles que connaissent les élus (déclaration de patrimoine, d’intérêts, d’activités) L’idée pourrait être que toute personne participant à l’action publique, à compter d’un certain niveau de responsabilité, soit soumise aux mêmes règles. Afin que le trouble névrotique de la transparence, comme le qualifiait le regretté Guy Carcassonne n’aboutisse pas à ce que : « la démocratie réalise le rêve du totalitarisme ».

Ainsi, la panurgie nous fera enfin entrer dans le Nirvana de la démocratie !

Au fait. J’ai oublié de vous préciser que je ne suis pas frappé par le cumul et que j’ai choisi, en toute liberté, de transmettre mon mandat de Président.