Avec l’immense regret de ne pas l’avoir revue depuis trop longtemps, je suis persuadé d’être en total accord avec Ariane, avec laquelle j’ai eu la joie de travailler.

En 2013, dans un livre que j’ai publié sur la modernisation de la gestion publique, j’ai traité de la question de la haute fonction publique, en soulignant que, contrairement à beaucoup d’autres pays qui nous sont comparables, notre élite administrative détient une grande partie du pouvoir en France ce qui implique l’immense responsabilité qui est la sienne dans notre fonctionnement administratif. Les Français ont souvent le sentiment qu’elle verrouille le système par ses réseaux d’influence, freinant tout changement d’ampleur. Les hiérarchies formelles de nos élites, où la méritocratie intervient trop peu, et le manque de diversité tant dans les profils que dans les compétences, entraînent une sorte de verrouillage du système et des arbitrages en faveur d’un corps au détriment du bien collectif.

Pourtant, l’endogamie qui la caractérise n’en fait pas un corps homogène et solide. Il s’y affronte de puissants lobbies concurrents au sein desquels règnent querelles intestines et rivalités de carrière. S’il faut évidemment nuancer certaines critiques excessives, l’absence de véritable réforme dans la formation des hauts fonctionnaires donne matière à critiques et soupçons. Avec ses armes suprêmes et intimidantes – la norme, le règlement, l’ordre, la hiérarchie, une culture spécifique – et ses importantes relations interpersonnelles, elle fait l’objet d’une défiance récurrente qui ne convainquent pas d’une furieuse volonté de réforme.

À système inchangé, elle est la seule à pouvoir décider de sa mue. Or, à raison du rôle décisif que les grands corps de l’État jouent dans le destin de la France, il n’est pas indécent de leur signaler la responsabilité qui leur incombe dans la période que nous traversons.

Dans leur livre de 1996, François Bloch-Lainé et Claude Gruson posent trois questions fondamentales : « […] le climat actuel ne ressemble [t-il] pas à celui des années trente avec ses lourdes incertitudes et les mêmes légèretés politiques ; les mêmes recours aveugles à des solutions approximatives ne se sont-ils pas perpétués, conduisant à des échecs très lourds ? » « A-t-on suffisamment compris l’importance de la fonction de vigie économique et sociale dans l’État ? » « Pouvons-nous dire que nos successeurs se préparent aujourd’hui mieux qu’hier à ce qui peut advenir demain ou devons-nous craindre que des insouciances semblables ne soient, hélas, très possibles encore ? ».

Ce livre donne envie de lancer un appel permanent à la mobilisation de l’élite de notre pays. La France a placé depuis longtemps l’essentiel des pouvoirs de son État entre des mains
désignées par la voie de concours réputés difficiles. Ces élites, qui occupent une place centrale dans la gouvernance réelle du pays, sont-elles assez clairvoyantes pour le reste de la
Nation ? « Ont-elles suffisamment de culture politique, civique, critique, ont-elles suffisamment d’attachement efficace à la démocratie et à la République pour ne pas tenter
quand le ciel est gris, de dissimuler sous l’apparence de l’intelligence et le discours habile la caricature de la lâcheté humaine ? » se demandent François Bloch-Lainé et Claude Gruson.

Cette question qui taraude les plus civiques d’entre nous ne peut être tue et il serait salvateur pour notre pays qu’un débat serein s’engage sur le rôle de nos hauts fonctionnaires avec une
très active participation de leur part.

À cet égard, l’Ecole nationale d’administration (ENA) a un rôle plus que symbolique. En 1996 déjà, Jean Coussirou, ancien directeur de l’ENA, soulignait le lien décisif entre ENA et
État ; en ajoutant qu’aucune transformation substantielle de l’État ne se ferait sans réformer cet établissement. Si l’ouvrage est ancien et que certains ajustements ont été menés depuis,
force est de constater que les difficultés qui grèvent la haute fonction publique sont loin d’avoir disparu. Jugeant déraisonnable la suppression d’un tel établissement, levier décisif et
précieux pour toute modification profonde de l’État, son directeur identifiait les faiblesses historiques de notre haute fonction publique : faible acquisition de techniques managériales,
manque d’esprit critique, absence de connaissance concrète des réalités économiques, culturelles et sociales; autant de compétences dont la haute fonction publique ne peut plus se
passer si elle entend moderniser la France. Les pistes d’amélioration sont connues : poursuivre l’ouverture du concours ; améliorer la formation autour d’une vraie culture
générale, de savoir-faire opérationnels et de qualités humaines ; développer l’humilité, le sens de l’écoute, du dialogue, de la communication, de l’innovation et de la créativité ; instaurer
une obligation de formation continue pour inciter les fonctionnaires à actualiser leurs connaissances et promouvoir les échanges entre administrations. Il suggérait la suppression du
monopole de l’ENA sur les fonctions les plus importantes, et une réduction de l’écart dans la fonction publique entre les grands corps et les autres hauts fonctionnaires, de manière à lever
des obstacles statutaires et mentaux et surtout à favoriser plus de mobilité au sein des administrations.

Une séparation plus claire entre les fonctions publique et politique serait nécessaire, les mouvements en cabinets ministériels entretiennent la confusion, tout comme le « pantouflage
», qui permet de geler un poste pendant l’indisponibilité de son prétendu détenteur, quand il préfère momentanément faire de la politique ou administrer une grande entreprise. Ces
artifices et cette consanguinité n’engendrent pas une élite du courage. A remettre éternellement leur mue, les hauts fonctionnaires pourraient subir un jour le sort qu’a connu la
noblesse française pendant la Révolution. Les Français n’ignorent plus rien de l’évanescence du corps politique et ils n’hésitent pas à reporter sur la haute fonction publique l’accusation
d’être la cause de tous les défauts de gouvernance.

Au prochain accident démocratique, dont les prémices sont malheureusement déjà en germe, l’heure des comptes sonnera et notre histoire nous enseigne qu’entre réforme et violence, il
n’y a qu’un pas. Le Président de la République en annonçant la suppression de l’ENA ouvre un chantier d’évolutions possibles.

C’est le moment de faire des propositions !