L’effectivité du droit… Une expression qui semble pléonastique tant cette attente à l’égard de la norme paraît naturelle et logique. La définition de l’effectivité n’est pourtant pas si simple. Il convient de s’interroger sur les raisons qui conduiraient à la création de la norme ainsi que sur sa nécessité. Une règle de droit répond à des objectifs divers, tant juridiques qu’économiques ou sociaux. Aujourd’hui, l’ensemble de ces objectifs est dominé par un supra-objectif que constitue la recherche de performance et d’opérationnalité. Ainsi, le droit ne doit plus seulement répondre à des situations prédéterminées : il est contraint désormais d’y répondre de manière effective et opérationnel. L’effectivité du droit désigne « la production, par la norme juridique, d’effets compatibles avec les finalités que celle-ci poursuit, qu’il s’agisse d’effets concrets ou symboliques, d’effets juridiques ou extra-juridiques, d’effets prévus ou non, désirés ou non, immédiats ou différés » [1].

L’ineffectivité du droit ne cesse pourtant d’être dénoncée à tous les niveaux. Ses origines sont multiples et bien connues : inadéquation de la norme aux particularismes locaux, excessivité des détails dans la loi, inflation normative etc. Autant de causes qui ont pour conséquences directes de rendre le droit ankylosé, voire paralysé.

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I- La sclérose de notre droit est une maladie qui paralyse notre système juridique.

Dans notre système juridique, l’effectivité semble totalement écartée lors de la création et de l’élaboration de la norme.

La recherche de l’effectivité peine à s’imposer dans la mise en œuvre de l’action publique. Elle n’est pourtant pas étrangère à l’administration : dans le contexte des finances publiques, la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) [2] avait pour objectif, dans l’esprit de ses pères fondateurs, la promotion d’une véritable gestion par la performance grâce à la responsabilisation des gestionnaires publics. Si cette logique éprouve encore aujourd’hui certaines difficultés à s’implanter dans le domaine budgétaire, force est de constater qu’elle demeure inexistante dans la pratique générale de l’action publique pour plusieurs raisons.

D’une part, l’administration tend à créer des normes de plus en plus complexes et techniques qui s’adaptent mal aux réalités du terrain. La complexification des normes s’explique par une volonté — très française et jacobine —  de centraliser la décision administrative au niveau des administrations centrales avec un minimum de consultation des acteurs déconcentrés voire décentralisés. 

D’autre part, l’excès de détails dans les normes paralyse les interprétations de la règle de droit, au détriment d’une application souple et adaptée aux circonstances de temps et de lieu. Cette complexification normative répond également à une crainte de l’erreur de la part des agents publics : la judiciarisation de la société fait peser, telle une épée de Damoclès sur les gestionnaires publics, le risque constant d’un engagement de leur responsabilité sur le fondement de l’erreur de gestion. La norme détaillée atténue supposément ce risque : en réalité, elle l’augmente, l’agent ne disposant plus d’aucune marge de manœuvre, notamment lorsqu’il doit adapter de nouvelles règles à des situations particulières et aux particularismes locaux.

II- L’ineffectivité juridique présente plusieurs conséquences dommageables pour l’exercice de l’action publique.

L’introduction de la performance dans les mœurs administratives a échoué. Cet échec est d’autant plus important qu’il soulève la question fondamentale de la confiance entre les agents et leur hiérarchie. La prise de risque dans un objectif de performance est écartée au profit de la sécurité juridique.

L’action publique est ainsi contrainte et peu adaptée aux circonstances exceptionnelles. Le droit, ankylosé par l’inflation normative et la complexification croissante de ses domaines d’intervention, l’empêche de réagir sainement et efficacement dans des situations d’urgence. À ce titre, la crise sanitaire a illustré les conséquences de la sclérose juridique existante, lorsque pourtant la situation requérait une intervention immédiate, énergique et performante de l’action publique face à la propagation du virus.

Enfin, l’ineffectivité du droit porte atteinte tout simplement à sa compétitivité et au rayonnement du droit français. Comment s’étonner du succès de la Common Law dans les relations d’affaires compte tenu de la souplesse guidant sa création et son application ? La qualité et l’effectivité du droit contribuent également au rayonnement économique d’un État : cet argument ne manque pas de pertinence dans un contexte où la relance de l’économie constitue un des enjeux majeurs de la France post-Covid. Il fut un temps pourtant où le rayonnement du droit français était reconnu de tous et sa diffusion, tant par la force de ses textes que par celles des armes napoléoniennes, était spectaculaire …

III- Un droit ineffectif et inopérant alimente la vision d’un pays impotent.

Il est donc temps de prendre des actions concrètes et efficaces afin de remédier à cette sclérose juridique qui fragilise les fondations mêmes de notre État de droit et sa légitimité.

L’effectivité du droit doit être subordonnée à une libération et une responsabilisation des acteurs publics : ce constat est vrai tant en matière budgétaire que dans la prise de décision publique de manière générale. Les vingt ans de la LOLF ont été l’occasion de rappeler la nécessité vitale pour notre administration de libérer ses gestionnaires des contraintes juridiques complexes et paralysantes. Dans son intervention à l’occasion de la Convention managériale de l’État du 8 avril dernier, le président de la République exhortait les agents publics à prendre des risques tout en louant l’acceptabilité de l’erreur [3]. Seule leur responsabilisation permettra d’agir et de réagir, d’ajuster et de réajuster la décision à mesure de l’évolution d’une situation et répondre ainsi aux attentes de nos concitoyens. Libérons nos gestionnaires afin de rendre au droit son caractère effectif et opérationnel !

IV- La contrepartie de la responsabilisation est naturellement l’obligation de rendre des comptes.

Les citoyens disposent de la faculté de demander des comptes aux responsables de l’action publique : un tel droit est inhérent au système démocratique. Le Parlement, en tant que garant de la représentation nationale, doit en effet pouvoir rendre compte de son action. Les agents publics sont également soumis à cette obligation, conformément à l’article 15 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

À cet égard, assurer une évaluation tant quantitative que qualitative des politiques publiques est indispensable à l’appréciation concrète de leur effectivité. Malgré les nombreuses initiatives de l’Assemblée nationale et du Sénat dans ce domaine (Printemps de l’évaluation, consultations des élus locaux par le biais de sondage, recours croissants aux analyses de la Cour des comptes), l’effet concret de l’évaluation des politiques publiques comme garante de l’opérationnalité de la norme reste limité. Les recommandations du Conseil d’État dans son rapport public de 2020 sont des propositions qu’il convient de mettre en œuvre de manière urgente… et effective [4]!

V- Pour assurer l’effectivité et l’opérationnalité du droit, la légistique est un outil important mais malheureusement trop souvent négligé.

Enfin, l’effectivité du droit requiert de revenir aux fondamentaux de la légistique. Les travaux du CNEN et l’étude des textes qui lui sont soumis permettent de s’interroger sur la place de l’écriture de la norme dans la formation tant des parlementaires que des collaborateurs du gouvernement.

La maîtrise des règles de légistique est une condition sine qua non à l’effectivité des normes. Ces règles doivent tendre à garantir un équilibre entre les obligations impérieuses et formelles qu’implique la rédaction d’une loi et la souplesse de son application. La légistique doit viser à limiter les interprétations contra legem tout en garantissant à ceux chargés d’appliquer la loi de disposer d’une capacité d’adaptation aux particularismes géographiques et temporels.

Sans doute est-il temps de retourner aux fondamentaux de Portalis et du Code civil…

 

[1] Y. Leroy, « La notion d’effectivité du droit », Droit et société, vol. 79, no. 3, 2011, pp. 715-732.

[2] Loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances. 

[3] Intervention du président de la République à l’occasion de la Convention managériale de l’État, 8 avril 2021, consultable en ligne :  https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/04/08/intervention-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-a-loccasion-de-la-convention-manageriale-de-letat.

[4] Conseil d’État, Rapport public annuel, Conduire et partager l’évaluation des politiques publiques, 9 juillet 2020.