La complexification des normes et la paralysie juridique qui en résulte se propagent dans chaque branche du droit de manière diffuse et incontrôlable. La commande publique illustre de manière caricaturale cette impasse normative dont la crise sanitaire n’a cessé de mettre en avant les limites mais aussi les opportunités de s’en libérer lorsque l’intérêt général et l’urgence le recommandent. De David Lisnard à Arnaud Montebourg en passant par Gaspard Koenig, des voix s’élèvent à quelques mois de la bataille de l’élection présidentielle, afin d’alerter sur la nécessité d’alléger et de simplifier le droit de la commande publique, dans un contexte où la relance économique devra nécessairement s’élancer sur le tremplin de l’investissement public.

Plus que jamais, ce droit doit concourir à l’évolution de notre culture normative, pour alléger le fardeau des acheteurs publics et des élus qui exercent leurs fonctions au bénéfice de la collectivité et de l’intérêt général.

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I – Le droit de la commande publique est devenu un droit illisible et tatillon.

Depuis la transposition des directives n°2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés, n°2014/25/UE portant sur les secteurs spéciaux et n°2014/23/UE sur l’attribution des contrats de concession dans le droit national, la commande publique française n’a pas su faire sienne les efforts de simplification mis en place par le droit européen. Le droit des marchés publics et des concessions a conservé sa sophistication, fondée sur le soupçon, en manquant le tournant de la rationalisation proposé par le droit européen. Il en conserve aujourd’hui plusieurs séquelles.

L’utilité d’un code de la commande publique d’une part mérite d’être interrogée. Les directives européennes offrent un cadre suffisant pour la mise en œuvre des trois principes fondamentaux de la commande publique rappelés à l’article 3 dudit code : l’égalité de traitement des candidats à l’attribution d’un contrat de la commande publique, la liberté d’accès et de transparence des procédures ainsi que la bonne utilisation des deniers publics. Le respect et le contrôle de la mise en œuvre de ces principes sont suffisants afin de garantir l’effectivité de la commande publique. Or, la transposition de ces directives européennes, dans le droit français, illustre un phénomène courant de notre droit qui consiste à transposer au-delà des exigences d’une directive. Le droit de la commande publique s’en retrouve complexifié, inaccessible, alors même que l’idée du droit européen était, non seulement d’harmoniser les droits nationaux, mais surtout de renforcer l’accessibilité de la commande publique à l’égard de tous les acteurs !

La complexité des procédures de passation est à ce titre, navrante. Le simple seuil de dispense des formalités de publicité et de mise en concurrence, dont la modification est intervenue à plusieurs reprises par décret, vient d’être rehaussé temporairement à 100 000 € [1] : nos acheteurs publics seraient-ils devenus plus vertueux sous l’effet de la crise ? Le pouvoir réglementaire répond par la négative en croyant bon de rappeler par un « subtil oxymore »[2] la nécessité pour les acheteurs publics de « choisir une offre pertinente, [de] faire une bonne utilisation des deniers publics et [de] ne pas contracter systématiquement avec un même opérateur économique lorsqu’il existe une pluralité d’offres susceptibles de répondre au besoin » [3] : comme si le simple bon sens était revenu à portée de plume dudit pouvoir.

II- Le droit de la commande publique entretient une méfiance démobilisatrice à l’égard des acheteurs publics.

La commande publique nourrit donc le soupçon quotidien. Elle se caractérise par des procédures empreintes d’un formalisme qui allongent les délais, alors même que le besoin est immédiat. Elles sont, parfois même, inadéquates et ineffectives compte tenu des besoins de l’achat public.

De surcroît, la complexité des procédures croît à mesure de la multiplication des missions qui sont assignées à la commande publique. Les acteurs doivent évidemment se conformer aux « objectifs de développement durable, dans leurs dimensions économique, sociale et environnementale »[4] et « assurer l’égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public »[5]. Mais était-il vraiment nécessaire pour le législateur de rappeler ces évidences ? La recrudescence des formalismes liée à ces obligations enferme les acteurs publics dans un carcan normatif préjudiciable à l’efficacité de l’achat public. La multiplication des réformes de simplification de la commande publique et l’instauration de régimes particuliers [6] se sont transformées en complexité supplémentaire, illustrant la schizophrénie normative à laquelle le législateur s’abandonne.

Elle révèle également un problème grave de défiance plus profond à l’égard des gestionnaires publics. Les imperfections du régime de responsabilités des ordonnateurs et des comptables publics peuvent affecter la conclusion de transactions qui sont essentielles à l’efficacité de la commande publique [7]. La judiciarisation de la société et la crainte de voir leur responsabilité engagée pour une action favorable à l’intérêt général, mais contraire à la lettre de la norme, suscite de la part des gestionnaires une demande de procédures cadrées mais réduisent in fine leur capacité d’action. Or, un État qui croit conjurer toute erreur devient un État impotent qui perd sa légitimité [8]. Espérons que la réforme portée par l’actuel projet de loi de finances pour 2022 apporte des solutions concrètes afin de rétablir la confiance dans notre gestion publique. La commande publique en servira mieux l’intérêt général !

III- Les règles de passation et de mise en concurrence constituent un frein à la relance, dans un contexte où la sortie de crise dépend plus que jamais d’un rebond de notre appareil productif.

La difficulté d’appropriation du code de la commande publique par les acteurs tant nationaux que locaux risque à terme d’entraver la relance économique dont notre pays a tant besoin. Si les principes de libre concurrence, d’égalité de traitement et de non-discrimination constituent évidemment des fondamentaux de la commande publique, la suspicion du juge à l’égard de la préférence locale est irrationnelle et illogique : un élu local ne fera pas appel à un plombier parisien pour réparer d’urgence une chaudière en Normandie !

Mécaniquement, une application stricte de cette réglementation tend à privilégier les grandes entreprises, dotées d’un service spécialisé qui supervise les appels d’offre. Les collectivités territoriales auront un choix limité pour attribuer le contrat public à un opérateur économique. Les entreprises de taille modeste — particulièrement les TPE et PME — subissent un effet naturel d’éviction, car elles ne disposent pas des moyens techniques et humains pour répondre à un appel d’offre, malgré les bonnes volontés du législateur pour faciliter leur accès à la commande publique [9].

Outre l’accès difficile à la commande publique pour certaines entreprises, le halo de la concurrence s’inscrit en porte-à-faux avec le développement d’une économie territoriale, privilégiant circuits-courts et entreprises locales et s’inscrivant dans une démarche de développement durable. La crise sanitaire a révélé au grand jour les difficultés existantes en matière de commande publique. Des adaptations aux règles préexistantes ont en effet été prévues, qu’il conviendrait de pérenniser. Stimuler la concurrence est une bonne chose, la sacraliser produit les effets inverses !

IV- Le droit de la commande publique doit incarner le choc de la simplification.

Les contrats publics et l’investissement public sont de puissants facteurs de la croissance nationale et locale [10]. La crise sanitaire et la relance nous donnent plus que jamais l’opportunité de réaliser un véritable changement de paradigme dans la conduite des achats publics.

Le droit de la commande publique doit remplir un objectif de compétitivité qui ne peut être aisément atteint en l’état du droit. Il est donc nécessaire de réaffirmer les principes fondamentaux de la commande publique tout en remplaçant le code de la commande publique par un code de bonnes pratiques. Celui-ci aurait vocation à encadrer l’achat public tout en garantissant au pouvoir adjudicateur la marge de manœuvre nécessaire à la réalisation d’un investissement utile et efficace. L’assouplissement des règles de la commande publique ne doit pas être uniquement prévu en cas d’urgence ou d’impérieuse nécessité mais dès lors qu’il répond à un besoin d’intérêt général.

En contrepartie de cette plus grande liberté d’action, la transparence de la procédure devra être renforcée. Il ne sera jamais assez répété que tout citoyen dispose des instruments nécessaires afin de contraindre l’administration et a fortiori le gestionnaire public à rendre compte de son action [11].

Cet équilibre entre responsabilité d’une part et liberté d’autre part s’inscrit dans une démarche de performance au service de la commande publique. Il faut plus que jamais s’interroger sur l’efficacité des procédures de passation ainsi que sur leur accessibilité. Il serait possible en ce sens d’engager une étude comparative entre les achats publics et privés afin d’évaluer leurs performances respectives.

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En résumé, ce changement de paradigme ne pourra se réaliser sans les principaux acteurs de la commande publique. Il est plus que temps de faire prendre conscience que ce droit est difficilement applicable en pratique pour les élus qui en sont pourtant les principaux commanditaires. Il est donc impératif de confronter, le plus en amont possible, les futurs praticiens à la réalité de l’achat public par des stages au sein des collectivités ou en ministère : ils devront être formés à devenir de véritables professionnels de l’achat public et non plus des serviteurs d’un droit complexe et inapplicable. L’investissement public constitue la clef de la relance : nous devons donc agir, afin que la voie de la reprise ne soit pas fermée.

 

[1] Loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique.

[2] P. VILLENEUVE, « Une histoire de seuils, l’ombre d’un doute pour les achats publics Proj.de loi AN modifié n°0016, d’accélération et de simplification de l’action publique », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales n° 41, 12 octobre 2020.

[3] Décret n° 2020-893, 22 juill. 2020, art. 1er al. 3.

[4] Art. L. 3-1 du code de la commande publique (CCP) issu de la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.

[5] Art. 1er de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République.

[6] G. ECKERT, « À quoi sert le régime simplifié de passation des concessions ? », Contrats et Marchés publics n° 10, octobre 2021, repère 9.

[7] J. DIETENHOEFFER, « Réforme de la responsabilité des gestionnaires publics et commande publique », Contrats et Marchés publics n° 11, novembre 2021, repère 10.

[8] Discours du président de la République à l’occasion de la convention managériale, 8 avril 2021.

[9] V. not. la loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique.

[10] P. TERNEYRE, T. LALOUM, « Droit des contrats administratifs : renversons quelques tables pour la reprise économique ! », Contrats et Marchés publics n° 7, étude 5, juillet 2021.

[11] Art. 15, Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC).