Le monde numérique d’aujourd’hui crée un voisinage, voire une symbiose toujours plus unifiée, de notre environnement physique avec son double immatériel ou virtuel. Une spatialité nouvelle s’esquisse en une unité de lieu dans et hors de nos écrans. Elle inaugure également un imaginaire nouveau fasciné pour certains, rejeté pour d’autres, influencé par les images de plus en plus sidérantes, et des outils internet qui sont devenus notre quotidien. Une hybridation du réel et du virtuel (au sens immatériel) s’opère dans ses séquences les plus banales, grâce aux nouvelles technologies et offre, dans le même temps, un rapport toujours plus riche et fécond avec le milieu qui nous entoure, comme nous l’explique Pierre Lévy.

En outre, l’espace-monde perçu sous le prisme du numérique nous révèle que la question de notre localisation est autant géographique que géotechnique, et cette interface entre réel et virtuel (immatériel) constitue, plus que jamais, le principal enjeu de notre « être au monde » connecté.

Le mouvement général de numérisation impacte aujourd’hui non seulement l’information et la communication mais aussi bien nos corps (médecine), le fonctionnement économique, les cadres collectifs de la sensibilité ou l’exercice de l’intelligence. Les réseaux sociaux transforment même les modalités de « l’être ensemble », la constitution du « nous » en tant que communautés virtuelles, entreprises virtuelles, démocratie virtuelle.

On peut regretter cette évolution, mais il serait tout autant dangereux de chercher à la tenir pour inexistante. L’avènement du cyberespace joue un rôle capital dans la mutation en cours, il s’agit d’une vague de fond qui déborde amplement l’informatisation.

Faut-il craindre une déshumanisation générale ? Une sorte de disparition universelle ? Sommes-nous sous la menace d’une apocalypse culturelle ? D’une terrifiante implosion de l’espace-temps ? Je défends une hypothèse différente, non catastrophiste : parmi les évolutions culturelles à l’œuvre, en ce tournant du troisième millénaire – et malgré leurs indéniables aspects déconcertants -, s’exprime une forme « augmentée » des relations humaines, dans un monde où la mobilité des personnes explose.

Jamais, sans doute, le changement des techniques, de l’économie et des mœurs n’ont été si rapides et déstabilisants. Or le numérique constitue justement l’essence, ou la fine pointe, de la mutation en cours. En tant que tel, il n’est ni bon, ni mauvais, il est neutre pour peu que les humains le veuillent. Il nous offre l’opportunité d’un « devenir autre » ou d’un « devenir augmenté »- des humains. Avant de le craindre, de le condamner ou de s’y jeter à corps perdu, prenons la peine d’appréhender, de penser, de comprendre dans toute son ampleur ce nouvel univers.

Le numérique (virtuel ou immatériel), rigoureusement défini, n’a aucune affinité avec le faux, l’illusoire ou l’imaginaire. Le virtuel ou immatériel n’est pas du tout l’opposé du réel. C’est au contraire un nouveau mode d’être fécond et puissant, qui donne des outils aux processus de création, ouvre des avenirs, creuse des puits de sens sous l’inertie de la présence physique immédiate.

Nombre de philosophes – et non des moindres – ont déjà travaillé sur la notion de virtuel, y compris certains penseurs français contemporains comme Gilles Deleuze ou Michel Serres. Quelle est donc l’ambition des travaux que je mène pour le service public de l’authenticité ? J’essaie simplement d’analyser et illustrer un processus de transformation d’un « mode d’être » en un autre. Sans autre intention que d’offrir à une profession notariale millénaire la place qu’elle doit occuper, dans ce nouvel univers, pour le service du bien commun.

 

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Excellent moment partagé hier matin avec le Master 2 Droit Notarial de l’Université Paris II – Panthéon Assas, avec leur directeur Michel Grimaldi et mon ami Bernard Reynis. Je félicite l’Association des Etudiants de Droit Notarial (AEDN) pour l’organisation de ce 1er petit-déjeuner du notariat organisé sur le thème de « L’office notarial augmenté ou le notaire à distance ». Je remercie les étudiants et les notaires présents, et salue le soutien des partenaires (Coutot-Roehrig, ACSEN – PARIS, Editions Francis Lefebvre Notaires, Lextenso, Genapi, AR24, eIDAS & GDPR, Unofi et Odal) à cet événement.

Après ces agréables discussions, mon regard sur l’office notarial augmenté se trouve enrichi de nouvelles conclusions.

Tout d’abord, la question centrale de l’instrumentalisation à distance des actes authentiques tient aux craintes et aux inquiétudes que revêtent les nouveaux usages des technologies de l’information et de la communication (en particulier internet), désormais ancrés dans notre quotidien et nos activités professionnelles. Tout un discours critique à l’encontre de cette évolution dénonce cette valorisation de la médiation numérique comme un régression.

Néanmoins, si l’on prend en exemple les trois dernières révolutions industrielles qui nous ont précédés, nous voyons qu’elles furent inéluctables, malgré les réticences, les résistances et les oppositions parfois violentes qu’elles ont déclenchées. Il en sera certainement de même pour le numérique. A ce titre, quatre postures peuvent être prises : le refus total, l’indifférence, l’intérêt prudent et l’acceptation naïve. Le refus total et l’acceptation naïve sont à proscrire d’emblée, car ils empêchent de véritables réflexions constructives.

Les postures les plus fréquentes à l’heure actuelle sont celles de l’indifférence et de l’intérêt prudent. Si nous suivons cette première idée, nous ne pourrons pas faire face à l’évolution concrète des pratiques en la matière. De nombreux actes auparavant réalisés sur un support papier relèvent aujourd’hui de documents numériques. Si la profession demeure indifférente, ces questions reviendront frapper à la porte non plus comme de faibles brises, mais comme des vagues dangereuses et imprévisibles. C’est le constat de la loi de 2014, qui fait désormais l’objet de l’attention de tous les services publics.

L’essentiel est donc d’adapter le notariat aux moyens techniques nouvellement offerts, sans changer les fondements de l’instrumentation. La situation actuelle trouve, étonnamment, de nombreux points communs avec celle que j’ai connu il y a 18 ans, quand le support numérique a été autorisé. Pourtant, si de nombreuses voix se sont alors élevées contre cette évolution, plus personne ne propose aujourd’hui de revenir en arrière.

Par ailleurs, sans bien l’avoir interprété comme tel, la quasi-totalité des Offices est déjà composée d’une partie matérielle, l’Office physique, et d’une partie immatérielle (le minutier central – MICEN), de sorte qu’une partie de l’instrumentation de l’acte est déjà « logée » dans une partie « augmentée » de l’Office.

Pour parachever ces changements, la transposition notariale de la « transition numérique » consiste à instaurer une unité de lieu juridique entre l’Office physique et l’Office numérique, au moyen de l’infrastructure de sécurité. Ainsi une double neutralité serait instituée, la
« neutralité technologique » et la « neutralité juridique » afin que la mystique et les effets de l’authenticité soient totalement équivalents quel que soit le mode d’instrumentation.

Toutefois, un débat demeure sur l’influence de la visioconférence sur les comportements. Car ces dispositifs existent déjà dans l’Institution judiciaire, et elles ne font pas l’unanimité. Celles des années de pratiques et d’expérience instruiront les acteurs en question sur les mesures d’accompagnement nécessaires.

Bien loin de pouvoir se contenter d’une posture passive, le Notariat français a tout intérêt à déterminer et conduire lui-même les modalités de la transposition de l’authenticité dans l’univers numérique. A défaut, cela pourrait être fait à la seule initiative du pouvoir Exécutif. N’oublions pas qu’il y a 18 ans, il a failli marginaliser « l’écrit public » en ne prenant en compte que « l’écrit privé. Il existe un réel danger qu’il en soit de même pour l’instrumentation à distance.

Plus que jamais, il est sain et bon pour la profession que la génération des futures notaires s’intéresse, dès à présent, à cette question, pour qu’elles dispose de tous les outils nécessaires dans le futur.

 

Article publié en 2018.