« Un homme qui voyage dans ce pays change de loi presque autant de fois qu’il change de chevaux de poste »[1], c’est ainsi que Voltaire qualifiait les règles juridiques françaises de l’Ancien Régime en 1764.  Or, depuis la Révolution française, le principe est celui d’une et République indivisible. Malgré tout, le pays connaît des disparités qui sont également consacrées à l’article 1er de la Constitution. En effet, depuis la révision constitutionnelle de 2003, il dispose que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée ». Ainsi, depuis cette révision, les collectivités locales disposent de prérogatives qui leur sont propres, désormais garanties par la Constitution. Bien qu’il n’y ait pas de hiérarchie précisée entre les principes posés à l’article premier de la Constitution, cette équivalence tacite dévoile la volonté du constituant à placer l’organisation décentralisée de la République au même niveau que les autres principes, dont celui d’égalité.

En réponse aux appels des collectivités territoriales, soulevant une application trop rigoriste du principe d’égalité, les Gouvernements successifs ont essayé d’y répondre au moyen de réformes constitutionnelles et de lois organiques, dont les effets ont été minimes au regard des espoirs avancés. Le principe de différenciation est le dernier en date et tente de s’articuler avec les principes de libre administration, de compétences et de ressources propres des collectivités. L’objectif affirmé de la différenciation serait d’adapter l’organisation et l’action publique aux particularités d’un territoire ; en d’autres termes essayer de trouver un juste équilibre entre deux principes constitutionnels, celui d’égalité et de libre administration.

Beaucoup s’étonnent de l’instauration de ce principe, qui vu sous un angle purement constitutionnel, parait sembler à première vue étrange.

I. La différenciation territoriale, genèse du principe juridique

La différenciation des territoires n’est pas nouvelle. Elle est un fait. Elle a toujours existé, y compris avant de l’article premier de la Constitution dans sa rédaction actuelle. En effet, la différenciation se constate d’évidence par les différences géographique de nos territoires, également, au regard de leurs disparités sociales, économiques et politiques. Les débats entre jacobins et girondins révélaient déjà l’esprit de singularité qui a toujours divisé les collectivités et l’État central. Elles perdurent au-delà des querelles révolutionnaires.

Aux caractéristiques propres des territoires, répond pour certains la nécessité de la différenciation. De ce fait, c’est sur des questions politiques que les premières différenciations furent opérées. Ainsi, la Corse, région insulaire française, se vit consacrer une assemblée propre, l’Assemblée de Corse, par la loi du 2 mars 1982[2]. Initialement formée en tant que conseil régional en 1974, l’Assemblée de Corse obtient son statut à la suite d’une loi de décentralisation, portant des dispositions la concernant. La création de la collectivité de Corse en 1991[3] consacre son statut particulier. Pour autant, le Conseil Constitutionnel[4] affirme deux idées essentielles, la Corse est une collectivité spécifique et elle fait partie intégrante de la République.  À la suite de la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République en 2015[5], est créée la « Collectivité de Corse » regroupant départements et région au premier janvier 2018.

L’impulsion donnée en 1991 consiste dans la possibilité de créer des collectivités à statut particulier, dès lors que certains principes constitutionnels importants demeurent : indivisibilité de la République, égalité des citoyens devant la loi, libre administration des collectivités territoriale et respect des prérogatives de l’État.

II. La consécration du principe de différenciation

Après plusieurs appels émanant des collectivités, et les concessions faites à la Corse et à certaines métropoles déjà, le Premier ministre Jean Castex, énonce, dans sa déclaration de politique générale du 15 juillet 2020 que la confiance dans les territoires « suppose que le droit à la différenciation soit consacré dans une loi organique »[6]. Le Gouvernement s’engage. Le ton est donné.

Répondant au souhait du Premier ministre, la loi organique du 19 avril 2021[7], permet aux collectivités d’appliquer, dans le cadre de l’expérimentation, puis dans certaines conditions et de manière pérenne, des règles relatives à leurs compétences afin de tenir compte de leurs spécificités. Cette réforme instaurant un droit à la différenciation a suscité de nombreuses controverses dans le milieu universitaire, sous la forme notamment d’une tribune dans le journal Libération[8]. Les universitaires critiquent et préviennent des risques qu’une telle réforme induit, entrainant une grave fragilité juridique. Ils y voient un argument purement politique de la part de l’État de déléguer aux collectivités le soin de prendre des mesures impopulaires. La différenciation est alors présentée comme un processus purement politique, pouvant conduire à des alliances dangereuses au niveau local en vue d’obtenir un nouveau statut face à un gouvernement fragile. Sans grande surprise, le Conseil Constitutionnel a rendu sa décision le 15 avril 2021 en expliquant, concernant l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, que « Le principe d’égalité devant la loi ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit »[9].

Dans la poursuite de l’objectif, la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale[10], consacre, quant à elle, le principe du droit à la différenciation et modifie l’article L.1111-3-1 du code général des collectivités territoriales. Il s’en suit que les régions et les départements, peuvent à présent, formuler des propositions législatives pour adapter le droit à leurs particularismes locaux, sans que l’État y soit engagé. Également, les collectivités peuvent déléguer leurs compétences entre elles.

La différenciation essaie de concilier le principe d’égalité et la diversité des territoires. Il est regrettable que le principe de subsidiarité n’ait pas été plutôt choisit pour être clairement inscrit dans le marbre de la loi. C’est ce principe qui régit déjà le fonctionnement de l’Union Européenne. La révision de 2003 l’a inscrit au sein de l’article 72 de la Constitution, dans une formulation qui lui est propre : « Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon ». Il s’agit d’un outil trop rarement utilisé par les juristes, oubliant la genèse de la révision constitutionnelle à ce sujet. Si les collectivités se saisissaient pleinement de ce principe, il deviendrait alors inutile de créer toutes sortes de dérogations y compris le principe de la différenciation.

III. La nécessité d’encadrer le droit à la différenciation

Au vu des lacunes dont souffre la loi ordinaire du 19 avril 2021, la loi 3DS de février 2021 a tenté de les combler, sans y parvenir. Elle ne fait qu’en élargir le principe, laissant question de sa bonne application en suspens. D’autant plus que ce dernier texte vient également encadrer trop strictement les compétences des collectivités.  Le vide, ou l’excès de zèle, laissé par ces textes ouvrent un champ infini aux textes d’applications toujours plus nombreux, lesquels continuent de générer un grand inconnu juridique. Il s’agit à présent de garantir la cohérence de ces réformes mais aussi leur lisibilité afin de garantir leur efficacité.

Le Conseil d’État salue l’instauration du principe mais s’accorde sur le fait qu’une réforme d’une telle ampleur ne peut être réalisée qu’au moyen d’une loi organique ni d’une simple modification du code général des collectivités territoriales. Le cadre normatif ne suffit pas, il faut fournir aux collectivités locales des moyens juridiques clairs leur permettant d’agir en conséquence, grâce aux outils autorisés par ces réformes. Il est certain que sans cela, les collectivités ne se saisiront pas de leurs prérogatives, où alors de la mauvaise manière, d’autant plus qu’elles se sentent toujours bridées par les administrations centrales qui ne cessent de règlementer, les empêchant de disposer de leurs libertés. Le Conseil d’État, préconise par exemple « d’insérer dans le code général des collectivités territoriales les objectifs d’intérêt général supérieurs que sont la transition écologique et l’économie circulaire »[11] plutôt que de répartir les compétences à ce sujet entre les différentes collectivités. Dans le même esprit, le Conseil national d’évaluation des normes n’a jamais cessé de regretter qu’il ne soit pas inséré des dispositions liminaires au code général des collectivités territoriales, afin de rendre à ses articles la souplesse qui serait très souvent la bienvenue pour favoriser l’efficience de l’action locale.

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La consécration du droit à la différenciation se caractérise donc par une innovation insolite et probablement inutile. La volonté d’inscrire ce principe dans les textes témoigne de l’incompréhension persistante entre l’administration centrale et les collectivités, qui, pour la plupart d’entre elles ne l’ont jamais demandé. La différenciation ne semble pas être la bonne réponse aux besoins des collectivités. Elles attendent plutôt qu’on les laisse libre de se saisir de toutes leurs prérogatives. Et qu’on les laisse contractualiser entre elles les meilleures modalités pour produire les meilleurs effets à leur action. Ces textes marquent une énième tentative politique de chercher à donner le sentiment d’agir, pour finalement produire de la norme pour en produire, sans en mesurer les conséquences, politiques, géographiques ou sociales. Bien qu’inscrit dans le code général des collectivités locales, le droit à la différenciation créé plutôt une obscuration juridique qui donne des illusions aux territoires désirants plus d’autonomie. Alors, comment continuer à concilier l’égalité et la libre administration face à ce rouleau compresseur normatif ? Il réside trop dans ces textes une grande illusion. Lorsqu’elle se dissipera sous nos yeux, elle révèlera un retour en arrière, vers un régime néo-féodal, marqué par les privations de libertés et les inégalités de territoires et entre citoyens.

Enfin, le plus important restera toujours de poursuivre la concertation préalable avec les élus locaux afin de saisir au mieux les besoins de leur collectivité et d’y répondre de manière pragmatique. Ainsi, il n’est pas sûr que les outils relatifs à la différenciation soient utiles. Il serait plus judicieux pour l’État central de confirmer aux collectivités leur droit de se saisir de leurs prérogatives, conférées par la Constitution notamment dans une utilisation raisonnée et transparente du principe de subsidiarité.

[1] Voltaire. Dictionnaire philosophique. 1764.

[2] Loi n°82-214 du 2 mars 1982 portant statut particulier de la région Corse

[3] Loi n°91-428 du 13 mai 1991 portant statut de la collectivité territoriale de Corse

[4] Conseil constitutionnel, 9 mai 1991 : JO 14 mai 1991, n° 91-290 DC

[5] Loi n° 2015-991, 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République.

[6] Jean CASTEX, Premier ministre. Déclaration de politique générale du Premier ministre. 15 juillet 2020.

[7] Loi n°2021-467 du 19 avril 2021, JO n°93 du 20 avril 2021

[8] Libération, 23 mars 2021. « La République n’est pas à la carte ».

[9] Conseil Constitutionnel, DC n°2021-816 DC du 15 avril 2021

[10] Loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale.

[11] Conseil d’État, 7 juillet 2022. Vers une action publique adaptée aux spécificités des territoires.