« La révolution était possible, la révolution na pas eu lieu » [1]. Cette révolution était celle de la séparation des domaines de la loi et du règlement voulue par le Constituant de 1958. Alors même que ce dernier avait initié un véritable changement de paradigme dans l’équilibre des pouvoirs en faveur de l’Exécutif, l’hyper présidentialisation du régime, l’avènement du fait majoritaire et les pratiques juridiques ont bouleversé leurs frontières. Les domaines législatif et réglementaire sont désormais confondus, dénaturés ou tout simplement ignorés au cours du processus d’élaboration des normes. Cette confusion porte non seulement atteinte aux principes élémentaires de séparation des pouvoirs et de démocratie qui fondent notre République, mais contribue également à la complexification des normes, à leur illisibilité et met en péril la stabilité de notre système juridique.

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I- La séparation de leur domaine a été pourtant consacrée par le Constituant dès 1958 qui les a assortis de mécanismes de contrôle et de sanctions.

Réagissant aux dérives du parlementarisme absolu de la IIIe République et les périodes d’instabilité connues sous la IVe République, le Constituant de 1958 a rompu avec la tradition légicentriste, présente au cœur du système républicain depuis 1789. Sous l’impulsion du général de Gaulle, le pouvoir exécutif s’est imposé comme pivot central de la Ve République. Les matières relevant du domaine de la loi sont désormais énumérées de manière limitative à l’article 34 de la Constitution : la loi détient le pouvoir de fixer les règles et ne détermine que les principes fondamentaux, tandis que l’article 37 consacre la compétence de principe du pouvoir réglementaire. Son domaine se définit de manière négative : tout ce qui ne relève pas de l’article 34 dépend de sa compétence. 

Cette délimitation est accompagnée de mécanismes visant à contenir la loi dans ses frontières. D’une part, l’article 41 de la Constitution permet au Gouvernement ou au Président de l’assemblée concernée d’opposer l’irrecevabilité d’une proposition ou d’un amendement lorsque le texte ne relève pas du domaine de la loi.

D’autre part, l’article 37 consacre une procédure de délégalisation par laquelle le pouvoir exécutif peut modifier par décret un texte de loi dont le contenu relevait en principe du domaine réglementaire.

Enfin, le Constituant de 1958 soumet pour la première fois la loi à un contrôle de conformité à la norme constitutionnelle supérieure : l’article 61 consacre la désacralisation de la loi par la mise en place d’un contrôle de constitutionnalité a priori. Il fallait, pour reprendre les propos de Michel Debré « qu’une arme soit donnée au Gouvernement pour éviter les empiètements à l’avenir » [2] : cette arme est le Conseil constitutionnel. Sa mission consistait alors à prévenir les incursions de la loi dans le domaine du règlement et à assurer le respect de la répartition des compétences.

II- Mais cette distinction des domaines, moins imperméable qu’elle n’y paraissait à l’origine, tend aujourd’hui à céder face à l’invocation fallacieuse de l’efficacité de l’action publique.

Le Constituant de 1958 avait d’ores et déjà prévu des hypothèses de confusion des domaines lorsque des circonstances exceptionnelles et l’urgence le justifient. Les pouvoirs exceptionnels prévus à l’article 16 de la Constitution d’une part permettent au président de la République de prendre des mesures législatives et réglementaires lorsque « les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés ». D’autre part, l’article 38 de la Constitution prévoit la possibilité pour le Gouvernement en cas d’urgence d’intervenir dans le domaine de la loi par le biais des ordonnances, après habilitation par le Parlement.

L’urgence à laquelle l’action publique est de plus en plus soumise accentue le recours aux ordonnances : les citoyens attendent désormais une réponse immédiate de la part de l’État sur l’ensemble des sujets du quotidien. Dans cette perspective, les débats parlementaires sont accusés de ralentir le processus d’adoption de la norme et sont donc contournés par une banalisation des procédures d’urgence. Parallèlement, l’absence de mise en œuvre pratique des mécanismes de sanction des empiètements de la loi dans le domaine réglementaire, favorisé par un phénomène de concordance politique entre le Gouvernement et l’Assemblée nationale, renforce la violation du domaine réglementaire et favorise en conséquence la prolifération normative. Deux écueils majeurs sont aisément perceptibles : d’une part, la multiplication des ordonnances conduit à un véritable contournement de la procédure parlementaire classique. L’allongement des délais et l’infléchissement des taux de ratification des textes [3] témoignent d’un recul croissant de l’implication du Parlement dans la procédure. Or, son dessaisissement remet en cause non seulement l’équilibre démocratique pourtant promu par le Constituant de 1958, mais également la cohérence du droit dans le système juridique : la législation par ordonnance recoupe désormais des domaines de plus en plus divers en répondant à l’urgence du moment sans qu’une véritable logique de fond ne soit alors mise en œuvre. L’utilisation de l’ordonnance comme technique juridique de contournement du Parlement contribue d’autre part à l’excès de détail dans la loi. Cette dernière s’embarrasse de raisonnements pointilleux et techniques que le règlement serait pourtant plus à même de supporter.   

Le Conseil constitutionnel semble, quant à lui, s’être résigné à cette confusion des domaines : depuis sa célèbre décision n°85-198 DC du 13 juillet 1982, Blocage des prix et des revenus, le juge constitutionnel décide de ne plus censurer les empiètements du législateur sur le domaine réglementaire à rebours du texte qu’il est censé protéger et en totale opposition avec le rôle que la Constitution lui assigne ! La justification apportée par le Conseil – en ce que les procédures parallèles de l’article 37 alinéa 2 et de l’article 41 présentaient un caractère facultatif – est peu convaincante, tout comme l’argument selon lequel la nature du régime – un régime parlementaire de collaboration des pouvoirs – implique une certaine tolérance à l’égard de l’intrusion du pouvoir législatif dans le domaine réglementaire. Des exemples récents illustrent la persistance du juge constitutionnel dans cette logique de confusion des pouvoirs : dans une décision retentissante n°2020-843 QPC du 28 mai 2020, le Conseil constitutionnel affirmait que les ordonnances non ratifiées deviennent ipso facto une loi à l’expiration du délai de ratification, alors même que la jurisprudence constante du Conseil d’État les considérait jusqu’ici comme des actes administratifs [4].   

III- La confusion des domaines de la loi et du règlement contribue à la complexification des normes au détriment de la sécurité juridique et de leur intelligibilité.

Si la crise sanitaire a mis en exergue une dénaturation extrême des frontières de la loi et du règlement, cette situation n’était pas inconnue du CNEN qui la déplore à chacune de ses séances dans le cadre de l’examen des textes qui lui sont soumis. Les conséquences de ce phénomène sont bien connues : inflation normative, complexité de la loi qui altère sa qualité et la rend inapplicable tant au niveau national que local, désordre et instabilité législatifs… Autant de conséquences néfastes pour l’intelligibilité de la norme et donc pour la démocratie !

IV- Le respect du domaine de la loi et du règlement ne doit plus être artificiel, au risque de dénaturer définitivement l’esprit de la Constitution et de notre démocratie

Il est donc temps de mener la révolution à son terme. Comme tout bouleversement majeur au sein de nos institutions, elle nécessitera un courage politique de la part des différents acteurs d’élaboration de la norme. Cette révolution devra également prendre en considération les nouvelles attentes des citoyens en terme de réactivité et d’efficience de l’action publique.

« Légiférer moins pour légiférer mieux » apparaît donc comme un principe incontournable dans l’élaboration des politiques publiques de demain. Brandir la loi comme étendard démocratique – par opposition aux actes réglementaires adoptés sans l’aval du Parlement – n’a pas de sens si les frontières posées par la Constitution sont dénaturées. Cette logique revient à faire de la fonction législative du Parlement une simple fonction d’enregistrement d’un acte de l’Exécutif légitimé par la forme de la loi, et contribue indéniablement à la défiance des citoyens à l’égard de leurs représentants.

Afin de rétablir le respect des domaines de la loi et du règlement, l’Exécutif devra, d’une part, redonner aux ordonnances de l’article 38 leur caractère exceptionnel et renforcer leur suivi : le Sénat a récemment alerté sur la diversification des domaines des sujets concernés par les ordonnances et un allongement des délais de ratification [5] qui complexifient leur contrôle a posteriori. D’autre part, le Parlement doit se saisir des instruments de sanction des empiètements législatifs dans le domaine du règlement et remplir ainsi sa mission fondamentale de contrôle de l’action gouvernementale. La mise en œuvre par le Sénat depuis 2015 des instruments d’irrecevabilité posés notamment par l’article 41 de la Constitution est à ce titre un signe encourageant. Si ce mouvement semble être suivi par l’Assemblée nationale, il n’en demeure pas moins insuffisant : l’Exécutif doit prendre la mesure de ce phénomène et de ses conséquences sur le système normatif. Principal producteur de normes et détenteur du pouvoir réglementaire en vertu de l’article 37 de la Constitution, lui seul peut amorcer le mouvement d’une « désinflation normative », respectueuse non seulement du texte constitutionnel tout en assurant l’efficacité de l’action publique.

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Enfin, le Conseil constitutionnel devra se rappeler que sa mission n’est pas limitée à la protection des libertés fondamentales, mais de la Constitution dans son ensemble. La sanction des domaines de la loi et du règlement ne doit pas être réduite à une question de procédure : cette distinction constitue la traduction même de la séparation des pouvoirs, fondamentale à tout régime qui se prétend démocratique. Il y va de la qualité du droit et au final de notre démocratie.

 

[1] J.Rivero, « Rapport de synthèse », in L. Favoreu (dir.), Le domaine de la loi et du règlement, Paris, Economica, Coll. «Droit public positif », 1981, 2e éd., p. 263.

[2] Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, volume I, p. 258, La Documentation française,1991

[3] Sénat, Rapport, « Les ordonnances prises sur le fondement l’article 38 », mars 2021.

[4] CE, 24 novembre 1961, Fédération nationale des syndicats de police.

[5] Sénat, Rapport, « Les ordonnances prises sur le fondement de l’article 38 de la Constitution », p. 38, mars 2021.